dimanche 18 janvier 2009

CE QU'IL FAUT POUR VIVRE

Titre du film. Va représenter le Canada à la prochaine cérémonie des Oscars. Benoit Pilon, le cinéaste. Tout ça ne me disait pas grand'chose, jusqu'à ce que je visse quelques images prémonitoires à la télévision. Cet Inuit. Nous disions "Esquimau", il n'y a pas si longtemps. Une scène de mon passé d'étudiant en médecine me revint subitement, que j'avais pour ainsi dire complètement occultée de mon âme...

1967 ou 1968. Hopital du Saint-Sacrement. Rue Sainte-Foy. Québec. Je suis en troisième année du cours de médecine. On commence à nous introduire dans les hôpitaux. Nous y pratiquons l'acquisition de l'anamnèse (histoire du cas) et nous familiarisons avec l'examen physique.

Ce matin-là, nous sommes une dizaine d'étudiants. Insouciants. Insouciance de la jeunesse. Pourquoi nous étions là, ce matin-là, je l'ai complètement oublié. A un moment donné, l'instructeur nous annonce que nous allons pratiquer la technique du toucher rectal et de la palpation prostatique. Nous sourions bêtement, un peu nerveusement. Certains y vont de tirades sarcastiques.

Il nous emmène donc dans cette grand'salle triste et sombre, vestige d'une autre génération. L'infirmière nous apporte des gants caoutchoutés ainsi qu'une gelée adoucissante qui va faciliter l'examen. Il se déporte ensuite vers un lit retiré dans le fond de la salle. Le patient est un Esquimau! C'est le premier que je vois en chair et en os depuis ma naissance! Indélicatement, l'instructeur -c'est un médecin, ne pas l'oublier- ordonne au monsieur de se tourner sur le côté gauche et de baisser son pyjama. Il s'exécute, d'un sourire que jamais je n'oublierai. Nous voilà donc, les dix étudiants en médecine, en train d'enfoncer notre index. L'homme du Nord ne dira pas un mot, n'élèvera pas la voix, jamais ne s'objectera. Moi, je m'exécuterai, maladroitement, nerveusement, et me retirerai aussitôt pour donner l'accès au suivant. Je ne crois pas avoir remercié le monsieur. J'oublierai ces instants aussitôt, et ce n'est que beaucoup plus tard, quand j'aurai lu davantage, quand j'aurai vu mourir, que je me mettrai à réfléchir.

Pas un Québécois de souche n'aurait accepté de se faire servir un toucher rectal par dix étudiants à la queue-leu-leu... Cela, l'instructeur le savait très bien. Il avait profité de la faiblesse de l'Inuit pour lui imposer cette humiliation. Je suis sûr et certain que l'instructeur n'a jamais imaginé qu'il était en train d'humilier un homme. Plutôt, il était fier de son coup, car sans cela il lui aurait fallu trouver dix Pure-laine qui, chacun, auraient accepté un toucher rectal à des fins d'enseignement. L'Inuit ne disait pas un mot de français, baragouinait l'anglais comme un Basque l'espagnol; il était si loin de ses banquises. Quant à nous, comme des nigauds, nous ne protesterions pas, et je doute qu'aucun d'entre nous ne mettrait jamais en cause la moralité du geste. Car, c'est le point de mon écrit du jour, il s'est agi ce matin-là d'un beau cas de ségrégation raciale, d'un magnifique exemple d'irrespect de la personne. Je n'ose repenser à mon ineptie de ce matin-là... Je n'aurai réagi que quarante ans plus tard, quarante ans ans trop tard.

A vingt-quatre ans, j'ignorais que les Inuit étaient venus en Canada de Sibérie à une époque où le détroit de Béring était gelé, il y aurait de ça vingt mille années. Je ne m'étais jamais rendu compte du fait que ces hommes et ces femmes avaient survécu dans cet univers hostile, que des générations de leurs ancêtres étaient morts de faim et de froid. J'étais loin de comprendre que la simple présence de cet Inuit dans un lit obscur de l'Hôpital du Saint-Sacrement témoignait d'une épopée admirable. Aurais-je dû savoir sur-le-champ que notre Inuit était notre égal et que jamais nous n'aurions dû lui imposer une humiliation qu'un Pure-laine n'aurait acceptée?

J'irai voir ce film avec le plus grand des respect, et une teinte de honte.

Delhorno

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