...ET JE NE PUIS SONGER
QUE CETTE HORLOGE EXISTE
ET N'AIT POINT D'HORLOGER.
C'est de Voltaire. Titre ronflant, probablement même prétentieux, quand mon lecteur jaugera la hauteur et la profondeur de mon propos du jour. En d'autres termes, qui tire les ficelles? Mais surtout, y a-t-il vraiment quelqu'un qui tire les ficelles?
Je jouais du saxophone baryton dans l'orchestre de jazz du Petit Séminaire entre 1961 et 1965. Saxophoniste médiocre, j'aimais néanmoins la musique. Je n'avais pas encore compris à cet âge qu'il faut mettre du temps pour atteindre l'excellence. J'ai saxophoné quatre ans en effleurant mes partitions, sans pratiquer mes solos plus qu'il ne fallait, coupable donc de maints silences durant les prestations de l'orchestre, imputable de plusieurs fausses notes. Mais là n'est pas mon propos.
J'aimais le jazz. Pas facile, à l'époque, d'en dénicher des partitions à Chicoutimi. En fouillant dans les archives de l'orchestre, tout à fait par hasard, j'aperçus un cahier jaune défraîchi, dont plusieurs pages étaient collées les unes aux autres. Comment ce cahier délavé, défraîchi, repoussant même, attira-t-il mon regard? "SWING STUDIES", tel était le titre. Partitions pour saxophone. La musique du Régiment du Saguenay venait tout juste de me prêter un saxophone ténor. Le cahier tombait du ciel! Un morceau entre autres m'appâta: BAYOU BALLAD. Pas de dièse, pas de bémol, rythme régulier, un blues standard. J'arrachai le consentement du directeur: il me prêta le cahier, que j'apportai tout de suite chez moi. Il ne le revit jamais.
SWING STUDIES comportait une quinzaine de pièces. BAYOU BALLAD fut le seul morceau que je fus capable d'interpréter. Les autres étaient, pensai-je alors, beaucoup trop difficiles. Peu de temps après, quittant le Saguenay, je dus remettre mes saxophones. Mes feuilles de musique restèrent chez mes parents, qui les conservèrent minutieusement. Québec, Minneapolis, Chicoutimi, Montréal, Chicoutimi, tel fut mon parcours. A la mort de mon père, ma mère me demanda de prendre avec moi les souvenirs du passé; ils gisaient dans des boîtes de carton dans le sous-sol. SWING STUDIES faisait partie du lot! Je n'avais plus de saxophone... La musique, j'avais remisé ça bien loin dans la liste de mes priorités! J'ignore ce qui se passa. Incapable de jeter SWING STUDIES, ainsi que quelques autres feuilles de musique. Je n'avais pourtant aucune intention de... La boîte me suivit...
Noël 2007. Quarante ans plus tard! Je simili-réveillonne à Québec, chez mon frère cadet. La plus jeune de ses filles me montre son saxophone alto. Je l'essaie, à tout hasard. Je retombe en amour sur-le-champ. On est obligé de m'arrêter. Ma musique enterre les conversations. Je me dis que j'aurais maintenant le temps de pratiquer...
Quelques mois plus tard, j'acquérais un saxophone alto. Il me fallait reprendre à zéro. J'avais besoin des cahiers de mon adolescence, ces cahiers qui ne m'avaient jamais quitté! Je les retrouvai quelque part dans le sous-sol de ma maison. SWING STUDIES y était, ainsi que les deux sonates de Mozart que j'avais tant aimées! Et je me mis à pratiquer. "Quarante ans trop tard", me disaient mes doigts arthritiques. Tu sais quoi, lecteur? Quarante ans trop tard, j'arrive à jouer presque toutes les pièces de SWING STUDIES.
Dis, lecteur, qui tire les ficelles? Y a-t-il un horloger?
Delhorno
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