vendredi 19 novembre 2010

LE TROC

Le gars devait avoir 66 ou 67 ans. Québécois pure-laine, Saguenéen de Chicoutimi par surcroît, il ressemblait pourtant à un sbire de la mafia sicilienne: court de stature, style pot-à-tabac, les épaules larges, de grosses mains qui semblaient avoir trop travaillé, un visage qui n'en disait pas trop et ne laissait rien deviner. Ne va pas conclure, Gibus, que mon échantillonnage de la mafia sicilienne est particulièrement étoffé... Mon unique bibliographie, c'est LE PARRAIN, de Coppola! Pour sûr, cependant, le gars me faisait penser à un mafioso!

Il venait de se présenter à l'urgence de l'Hôtel-Dieu Saint-Vallier. Du sang dans ses selles. L'urgentologue me parla d'hémorroïdes, diagnostic dont je doutai sur-le-champ, quoique je n'en laissai rien soupçonner à mon interlocuteur téléphonique, lequel était réputé pour prendre des vessies pour des lanternes. Je lui dis de me donner quelques minutes, que j'arrivais.

Dès mes débuts comme chirurgien à Chicoutimi, j'avais pris soin de me loger près de l'hôpital, histoire de ne pas gaspiller en transit ces précieuses minutes de la vie. L'heure qui va suivre est toujours la même: je m'habille proprement, enfile mon manteau d'hiver, avertis ma femme, prends mon auto, descends le boulevard Talbot, tourne à gauche sur Jacques-Cartier, rejoins le stationnement hospitalier. Les médecins de garde ont accès à un stationnement réservé, situé tout juste devant l'entrée principale de l'hôpital. De là, j'entre par la porte tournante, tourne à gauche vers le vestiaire des médecins où j'occupe le casier 66 -c'est le numéro de Mario Lemieux, le hockeyeur de Pittsburg, et je n'en suis pas peu fier. J'enfile mon sarrau et me voici au chevet du patient.

Mon questionnaire est rapide et serré. Vimont Côté -le nom est fictif, car je ne désire surtout pas humilier son fils qui vit toujours là-bas- répond succinctement, pour ne pas dire timidement. Il avoue saigner de son anus depuis plus d'un an, explique son retard à consulter par la crainte d'un diagnostic malheureux, son poids est stable, il présente du ténesme, de fausses envies de déféquer. Veuf, il vit depuis peu avec une jeune femme d'à peine quarante années. Il n'ose laisser voir qu'il l'aime profondément, car ces hommes de la génération précédente ne sont jamais capables de tels aveux. Moi, juste à regarder ses yeux quand il en parle, j'en serai certain.

Je viens d'atteindre cinquante ans. J'ai acquis au fil des ans une expérience chirurgicale et humaine dont j'aime me targuer, intérieurement cependant... J'irai droit au but... La palpation de l'abdomen est peu révélatrice. Je réclame un gant sept et demi, un peu de gelée. L'index à peine entré dans l'anus, je palperai ce dont je me doutais et que je redoutais: une énorme tumeur, un cancer du rectum, abordant le rebord supérieur du canal anal. Je me dis que monsieur Côté aurait dû consulter bien avant...

Je ne lui révélai rien de très définitif ce vendredi-soir là, histoire de lui éviter une fin de semaine d'enfer. Une hospitalisation s'avérait nécessaire, des tests supplémentaires devaient être faits, nous en reparlerions la semaine suivante.

Sa dame quadragénaire était absente et je ne la verrais jamais, de toute l'hospitalisation...

Effectivement, la semaine suivante, nous entretiendrions cette conversation qui change le cours de toute une vie:
-Monsieur Côté, à mon grand regret, vous souffrez d'un cancer du rectum. La tumeur est tellement bas située, qu'il faudra pratiquer une amputation de l'anus et tout le rectum et confectionner un anus artificiel dans le quadrant inférieur gauche de l'abdomen.

Je lui parlai de radiothérapie, de chimiothérapie, des séquelles possibles et probables, notamment les problèmes d'impuissance et d'incontinence urinaire pouvant survenir à la suite de cette chirurgie dévastatrice.
-Voulez-vous dire qu'il pourrait arriver que je ne puisse plus faire plaisir à ma femme, ne plus la contenter?
-Oui, ça pourrait arriver. Certains patients éprouvent des difficultés d'érection par la suite, plusieurs éjaculent dans leur vessie... Il est péremptoire que j'aborde ces complications hypothétiques avec vous, l'éthique me l'impose...

Il réfléchit quelques secondes...

-Je refuse catégoriquement une intervention de ce type. J'ai marié une femme jeune et...
J'attendis en vain la suite du raisonnement.

-Etes-vous bien conscient, monsieur Côté, que cette chirurgie est votre seule et unique chance de survivre?
-Oui, j'en suis conscient. Je retourne chez moi dès ce soir.

J'appelai son fils, pourtant. Il me dit de respecter la décision de son père. L'épouse quadragénaire, je ne la vis jamais, elle ne chercha point à me contacter, elle ne vint jamais à son chevet, du moins durant le temps de mes visites et de nos conversations. Vimont Côté avait décidé qu'elle ne serait point impliquée dans ce débat.

Je le convainquis pourtant de se soumettre à une radiothérapie pelvienne. L'année qui suivit, Vimont Côté ne se présenta pas à ses rendez-vous à mon bureau. Il me revint un soir que j'étais de garde, quelque dix-huit mois plus tard. L'irréparable s'était produit... La tumeur occupait tout le pelvis, bloquait l'intestin complètement. Le foie était déformé par d'énormes boules cancéreuses. Nous nous regardâmes et il ne sut rien dire, moi non plus. Je ne voulais surtout pas accoucher d'un «je vous l'avais bien dit». Quelques semaines plus tard, sa photographie apparut dans la page nécrologique du Quotidien.

Cette histoire n'a cessé de me hanter au fil des ans. Je n'aurai jamais compris pourquoi Vimont Côté troqua sa vie pour quelques heures de coït... La grande majorité des malades ne font pas un tel troc. Vimont Côté m'a-t-il menti? Son argument majeur était à l'effet qu'ayant marié une quadragénaire il ne voulait surtout pas prendre le risque de ne plus pouvoir la satisfaire, ce qui voulait sans doute dire prendre le risque de la perdre. Je n'ai jamais crû -prétendant connaître mâles et femelles- à une telle velléité de la part d'un mâle, ceux-ci m'étant toujours apparus éminemment égoïstes quand il s'agit de coït... Ils parlent de contenter une femelle, alors que la plupart du temps c'est le contentement de soi-même qui est inscrit en filigrane.
Cette histoire ne cesse de me hanter, donc: par quel vice de jugement et de raisonnement peut-on en venir à troquer sa vie contre quelques heures de coït? Mais aussi, comment sa conjointe -ces femmes qui se disent si futées, si intuitives, si aimantes, si accrochées aux vraies valeurs- a-t-elle pu se laisser berner, se laisser mettre de côté, se faire oublier, accepter de ne pas même avoir le loisir de prendre parti, de prendre le parti de la vie? Car c'est le choix qui primait, qui devait primer, n'est-ce pas? Vivre, si c'est possible, autant que c'est possible.

L'avait-elle «aimé» pour les bonnes raisons? Mais surtout, y aura-t-il jamais eu de l'amour là-dedans?

Delhorno






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