lundi 22 novembre 2010

HOMO HOMINI LUPUS

Quand le frère Raymond, ce matin-là de septembre 1957, inscrivit au tableau noir l'aphorisme latin HOMO HOMINI LUPUS, je ne compris pas tout de suite... Et je doute que mes confrères d'Eléments latins y décelèrent quelque clarté eux aussi. Il y avait le datif HOMINI parmi ces trois mots, et j'étais fort mal à l'aise avec le datif.
Absence totale d'un verbe, en plus.  Comment Jules César, Cicéron, Virgile et Sénèque avaient-ils pu avaliser la fabrication d'une phrase sans un verbe ? Et par ailleurs, comment l'HOMME pouvait-il être un LOUP à l'HOMME? On m'enseigna par la suite que le verbe EST pour ainsi dire caché dans l'expression. Il me faudrait tout un demi-siècle pour apprécier l'ampleur et la profondeur de ces trois vocables. J'aurai vécu plus de cinquante années sous l'égide du HOMO HOMINI LUPUS du frère Raymond. 

Voici Gibus mon propos.

L'infirmière dit à l'urgentologue qu'une famille l'attendait dans la salle 8. Il ferma son ordinateur, écrit quelques prescriptions, vérifia qu'il avait son stéthoscope et son stylo, se leva et entra dans la salle 8. Ils étaient tous là, un vendredi soir, tout près de minuit. Une famille. Une demi-douzaine de présumés roseaux-pensants. Le père, un vieil homme frisant les quatre-vingts ans, tenait ses yeux fixés vers le sol, sa casquette cachant à peine une paire de mains au passé chargé. La mère -on était venu à l'urgence pour régler son problème- était assise comme une statue de plâtre; elle avait l'air perdue sur Mars ou Jupiter et semblait opiner qu'ils étaient là pour régler le problème de son mari... Quatre enfants, trois gars, une fille, dont on aurait pu penser qu'ils étaient muets, mais dont on aurait pu aussi douter qu'ils avaient été enfantés par cette femme, à en juger par le regard à vrai dire méprisant qu'ils lui jetaient.

L'urgentologue eut à peine le temps d'entrer que le père et ses quatre enfants se levèrent en bloc et requirent un entretien privé dans une autre salle. L'urgentologue obtempéra. Il les amena dans un salon attenant à l'urgence. La porte fermée, le quintette de muets retrouva subitement la parole! S'ensuivit la plus cacophonique des cacophonies que l'urgentologue avait entendues depuis des lustres.

C'est la vieille dame, épouse du bonhomme, mère des enfants, qui faisait problème. Ils ne pouvaient plus la tolérer, tolérer qu'elle pensât avoir droit de vivre avec eux, tolérer qu'elle existât.
-Elle ne fait plus rien dans la maison; elle ne fait pas son ménage, elle ne va pas à l'épicerie, elle ne fait même plus à manger, elle reste assise des heures durant. Je n'en peux plus!

Pour le mari, donc, un cas évident d'exaspération pour avoir perdu sa servante.

Les enfants surenchérirent. La vie en compagnie de leur mère était devenue intenable. Elle était devenue un boulet, une hypothèque, qui empêchait toute la famille de vivre heureuse. L'hôpital devait la prendre et s'en occuper, subvenir à ses besoins.

-Nous n'en pouvons plus.
Tout ça un vendredi soir à minuit...
L'urgentologue réussit à prendre la parole.
-Est-elle malade? Quels sont ses symptômes?
-Euh... Elle n'est pas malade, non, elle ne présente pas de symptômes particuliers.
-Pourquoi l'avoir amenée à l'urgence un vendredi soir à minuit si elle n'est pas malade?
-Euh... Elle ne peut plus s'occuper de notre père, ne fait ni son déjeuner, ni son souper, ni son dîner, ni son lavage! Elle ne fait rien! Nous n'en pouvons plus!
-Vous voulez donc dire que vous êtes venus la placer?
-En quelque sorte, oui. La vie est intenable.
-Est-ce que votre mère est au courant que vous êtes venus la placer?
-...
-Vous pouvez retourner dans la chambre 8. Donnez-moi un court temps de réflexion; j'irai ensuite vous parler.

L'urgentologue alla s'isoler dans un coin désert, histoire de décanter l'imbroglio, histoire de comprendre l'incompréhensible. La mère avait fait marcher cette maisonnée pendant un demi-siècle et voilà que venaient la jeter aux orties ceux-là mêmes qu'elle avait «torchés» durant tout ce demi-siècle. Comment osait-on lui demander d'hospitaliser une septuagénaire en bonne santé qui n'aurait peut-être eu besoin que d'un peu de support, une aide familiale, pour continuer à vivre dans sa maison? Il se leva et se dirigea vers la chambre 8.

-Madame Bigonesse, savez-vous pourquoi votre famille est venue ici?
-Non, docteur.
-Vous sentez-vous malade?
-Pas du tout! Je me sens même très bien.
-Madame Bigonesse, êtes-vous au courant que votre mari et vos enfants vous ont emmenée ici ce soir pour vous «placer»?
-Euh! Non!
-Etes-vous d'accord pour être placée?
-Sûr que non! Je veux vivre avec mon mari dans ma maison.

Un lourd silence envahit l'atmosphère de la salle 8. L'urgentologue venait de marquer un gros point.
-Je vous donne un peu de temps pour discuter cette affaire entre vous. Avisez l'infirmière quand vous en serez venus à un consensus.

L'urgentologue sortit. Il régla quelques autres cas, se servit un café, discuta le coup avec le collègue qui achevait son quart de travail. Au bout d'une demi-heure, il demanda à l'infirmière:
-Madame Boudreau, que se passe-t-il dans le 8?
-Il n'y a plus personne, je crois.

L'urgentologue alla vérifier. La salle était vide. Seule restait madame Bigonesse, assise sagement sur la même chaise; son regard fixait l'infini. Le mari et les enfants? Partis! Evanouis! Enfuis! Comme sa meute abandonne le loup devenu vieux...

HOMO HOMINI LUPUS

Delhorno








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