dimanche 15 mai 2011

UN DODGE CALIBER

Le Dash8 d'Air Jazz atterrit sur la piste de Bathurst en pointant son nez vers l'est. Comment dire autrement que ce vol Montréal-Bathurst avait été sans histoire? Je ne vois pas. Il s'était agi d'un vol sans histoire. J'avais occupé le siège 2D à côté d'une parfaite inconnue parlant français à qui je n'avais osé adresser la parole. Comment avais-je pu déduire qu'elle était francophone? Elle lisait du français. Dès l'ouverture de la portière avant gauche, j'empoignai ma mallette noire et m'acheminai en direction du bâtiment aéroportuaire, lequel, depuis ma première présence en ce lieu dès 2008, m'avait impressionné par son humilité et son exiguïté. Nous étions ici sur la rive sud de la baie des Chaleurs, nord du Nouveau-Brunswick, un endroit oublié de plusieurs, mais surtout par les dieux, et dont la pauvreté relative avait eu pour conséquence que les décideurs indigènes ne souscrivaient et n'avaient souscrit qu'aux investissements les plus nécessaires et les plus élémentaires.

Considérant que ma valise n'arriverait pas tout de suite sur le tapis roulant, je décidai d'aller quérir aussitôt les clefs de la voiture que l'hôpital m'avait réservée. Un gros commis affable me fit parapher, puis signer, un interminable document et, finalement, d'un sourire satisfait, me remit l'objet convoité:

-C'est un CALIBER noir; il est le troisième sur votre gauche en sortant d'ici. N'oubliez pas que toutes nos autos sont non-fumeurs.

Je pensai qu'il aurait dû dire «non-fumeuses», je me demandai pourquoi il s'était autorisé le genre masculin alors qu'il s'agissait d'une auto et non pas d'un camion, je supposai qu'il avait pensé à un char plutôt qu'à une auto, pour décider aussitôt qu'il me fallait mettre un terme à cette analyse grammaticale peu exaltante et peu gratifiante. Tout ce que je sus répondre, ce fut:
-C'est un DODGE, ça?
-Oui, monsieur.

Je le remerciai machinalement en lui souhaitant un bel après-midi et m'activai en direction du stationnement à la recherche d'une DODGE CALIBER. Je la trouvai tout de suite et y embarquai sur la banquette arrière mallette noire et valise grise. Le moteur en marche, je pris la route de Campbellton, pensant être en paix avec moi-même... Cette fausse quiétude ne dura que quelques instants, car la plus banale des questions se mit à hanter mon intellect:
-Comment avais-je pu répondre C'EST UN DODGE, ÇA?

Il te faut savoir, Gibus, et je le sais encore plus moi-même, que les autos n'ont jamais suscité mon intérêt. Je n'ai jamais lu les chroniques automobiles. Au contraire de plusieurs de mes connaissances, je n'ai jamais su retenir le nombre de pistons, le nombre de chevaux-vapeur, les cylindrées, leur consommation en essence, et encore moins les noms et sobriquets des nombreux modèles des divers constructeurs. Certes, je n'avais jamais oublié la Ford Meteor de Mutt, sa Ford Galaxie, ma première Datsun orange-brûlée, ma Plymouth Voyager et ma Hyundai Sante Fe, j'en conviens aisément. Mais... Dès lors, comment avais-je pu suggérer le mot DODGE? Et CALIBER, du jamais entendu auparavant! Pourquoi avais-je pu relier soudainement ces deux mots? Comment avais-je pu retenir que la compagnie Dodge possédait une CALIBER dans son écurie? Et par quelle astuce Dodge avait-elle pu affubler cette auto trop noire au museau trop gros du vocable CALIBER, du nom de l'unité de mesure d'un cylindre quelconque?
Le chemin Bathurst-Campbellton fait bien une centaine de kilomètres. Ils ne me suffirent pas à trouver une explication valable et malgré des dizaines de tentatives de recoupements mon cerveau ne put se libérer lui-même de sa hantise.

UN DODGE CALIBER

Delhorno

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