Ça s'est passé il y a 25 ans. Je l'avais presque oublié. Ça m'est revenu hier soir, tout bonnement, innocemment, sans signe avant-coureur. Et je dois l'avouer, Gibus, c'est un mauvais souvenir.
A cette époque, j'aimais, les vendredis soir, assister aux joutes des Saguenéens de Chicoutimi. Entre les périodes, je descendais sous les gradins, histoire de marcher un peu, de rencontrer des gens.
Georges-Aimé Grenon de Sainte-Rose-du-Nord m'avait été présenté par son frère Jean-Nil, professeur de mes garçons au Séminaire de Chicoutimi. J'étais allé avec eux un hiver corder de la pitoune dans les montagnes de Sainte-Rose. Georges-Aimé, à son tour, m'avait présenté sa fille Esméralda et le fiancé de celle-ci, Roger Simard. Voilà pour les présentations!
Ce vendredi soir-là, entre la deuxième et la troisième, à ma grande surprise, Roger et Esméralda fumaient sous les gradins. Je m'empressai d'aller les saluer.
-Docteur Delhorno, j'ai des douleurs dans la poitrine depuis quelque temps, et ça me prend à la gorge aussi.
-As-tu remarqué si ces douleurs adviennent à la suite d'un effort?
-Pas particulièrement.
-Y a-t-il des «pris du coeur» dans ta famille?
-Non.
-Y en a-t-il qui «font du cholestérol» dans ta famille?
-Je ne pense pas.
Roger avait vingt-neuf ans. Peu de chances à cet âge qu'il fût coronarien. Par acquit de conscience, je lui prescris un examen de dépistage des maladies coronariennes, «un tapis roulant», m'assurant qu'il le passerait le plus tôt possible.
Fin-mai de cette année-là. La page nécrologique du Quotidien. On annonce le décès de Roger. Vingt-neuf ans. Je m'empresse d'appeler Jean-Nil.
Roger était allé bûcher dans la montagne avec son frère. De bonne heure le matin. Avait dû redescendre chercher un bidon d'essence. Ne revenait plus. Son frère, inquiet, redescendit lui aussi et le trouva mort à mi-chemin.
Je me présentai au salon funéraire le même soir. A mon grand étonnement, Esméralda se mit à pleurer quand elle me vit et ne voulut jamais me voir. J'ignorais pourquoi.
Roger Simard avait été convoqué pour son tapis roulant la semaine suivant notre entretien sous les gradins de l'aréna. Ironie du sort, le tapis roulant se détraqua au début de l'examen. La technicienne avisa Roger qu'il serait rappelé incessamment, dès qu'on aurait réparé la machine. Pour des raisons jamais élucidées, le nom de Roger Simard fut perdu au hasard des listes d'attente et il ne fut jamais reconvoqué. Lui-même ne fit aucune démarche et surtout ne m'avisa jamais de l'incident. Jusqu'au matin fatidique. Esméralda trouvait sans doute que j'avais péché d'une façon ou d'une autre... Ce qui expliquait sa réaction en me voyant au salon funéraire.
Roger Simard était un jeune homme affable; ses ancêtres lui avaient légué un visage d'acteur de cinéma. Il était là ce samedi matin où j'ai cordé de la pitoune avec Jean-Nil et Raymond dans la montagne de Sainte-Rose. J'ai conservé des photographies de cette journée.
Delhorno
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