-Docteur Delhorno, on vous demande à l'urgence.
-Donnez-les moi!
-Bonjour, c'est Sylvie. J'ai un homme de quarante-cinq ans avec une appendicite aiguë.
-As-tu fait une tomographie axiale?
-Oui, j'ai le rapport qui confirme l'appendicite.
-J'arrive!
-Il y a un petit problème: le gars vient de manger!
-Zut!
Le temps de m'habiller, de démarrer ma Chrysler Sebring, j'arrive dans le stationnement de l'hôpital.
J'essaie de me parquer le plus loin possible, histoire de brûler quelques calories supplémentaires en marchant davantage.
-Où se trouve le gars de quarante-cinq ans avec une appendicite?
-Lit numéro six.
Il parlait français avec un accent du vieux pays. Ça lui faisait mal au point de McBurney. McBurney? Ce chirurgien américain du Massachusetts auquel nous devons la description du point de douleur maximale dans l'appendicite aiguë. Fin du XIXe, début du XXe siècle.
-Antoine, vous souffrez d'une appendicite aiguë. Votre appendice est gonflé, comme si un lombric avait avalé une grenouille. Je vous recommande l'opération. Étant donné que vous venez tout juste de manger, nous ne pourrons procéder que dans six heures. L'intervention sera faite par laparoscopie, c'est-à-dire à l'aide de quatre petits trous dans le ventre. En passant, où êtes-vous né, Antoine?
-Je suis Breton, natif de Brest. Par contre, je demeure pas très loin de Poitiers maintenant.
Je l'opérai à vingt-et-une heures. Sans incident. Le lendemain, il retournait chez lui.
Mon point? Son utilisation d'un adjectif que je n'avais jamais entendu dans ma vie jusqu'à sa venue à l'urgence de l'hôpital de Campbellton: rémanentes. Sur-le-champ, des souvenirs se mirent à clignoter dans mon cerveau quasi septuagénaire: «remain, remaining, permanent, verba volant scripta manent, le frère Raymond, Eléments latins, Collège Saint-Edouard, Port-Alfred, 1957.
Lors de mon questionnaire à son chevet, Antoine, décrivant le mal qui l'avait assailli, ajouta presque subliminalement que le dimanche, c'est-à-dire la veille de sa venue à l'urgence, il avait ressenti «des douleurs rémanentes». Quel plaisir, quelle surprise d'entendre ce vocable nouveau! Aussitôt retourné au poste infirmier, je trouvai un Petit Robert et cherchai confirmation de mon intuition: rémanent, du latin remanens, participe présent de remanere, «persister», «subsister». Donc, des douleurs «persistantes».
Le lendemain de l'intervention, je m'enquis de son utilisation de l'adjectif en cause. Je lui avouai mon ignorance de ce vocable qui m'avait semblé sortir de sa bouche comme s'il avait fait partie de son être depuis toujours. Il baissa les paupières, intimidé.
-J'ai aimé la langue française toute ma vie.
Il n'était pas le pauvre diable de l'Hexagone arrivé à Charlo en Acadie faute de mieux... Voyageur de commerce cette dernière décade, il s'était adonné à l'apiculture par loisir. Une agente d'immigration du Nouveau-Brunswick, de passage à Poitiers, lui avait confié connaître quelqu'un à Charlo qui avait besoin d'un apiculteur. «Il ne faut pas refuser l'insolite lorsqu'il se présente» aurait sans doute répondu Agatha Christie. De fil en aiguille, Antoine s'était retrouvé à Charlo, apiculteur. Sa logeuse l'avait amené à l'hôpital. Il adorait la parlure acadienne, laquelle lui faisait retrouver des expressions marines des XVe et XVIe siècles, expressions qui n'avaient plus cours en France, sauf en Bretagne, possiblement. De plus, sa venue en Acadie lui permettait d'oeuvrer comme apiculteur, ce que la France «psycho-crispée» lui refusait. J'aurais voulu lui parler des abeilles, de leur taux de mortalité, de Virgile, de pollinisation... Le temps manquait.
Sais-tu, Gibus, durant toute cette affaire, j'ai pensé à Louis Hémon. Je me suis demandé si cet Antoine amoureux du français et de l'Acadie ne serait pas notre prochain Louis Hémon... Il est encore permis de rêver, n'est-ce pas?
Delhorno
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