Tous sont encore vivants. Je parle des acteurs de mon paragraphe d'aujourd'hui. Je crois pouvoir divulguer des noms cependant. Car je serais fort surpris qu'ils en viennent à me lire. Celui qui m'a raconté cette histoire s'appelle Raymond-Marie. Il a 67 ans. Bûcheron depuis l'âge de 14 ans. A gagné sa vie au bout de ses bras toutes ces années. A travers épinettes, sapins, cèdres, merisiers et bouleaux. Me faut-il ajouter que Raymond-Marie fait partie du groupuscule de roseaux pensants qui ont gagné mon respect pour le restant de leurs jours et des miens?
Chaque automne, depuis maintenant trente années, il apparait soudain au volant de la camionnette de son beau-frère; il y a empilé deux cordes de rondins de bouleau blanc, mon bois de foyer pour l'hiver. Il ne vient jamais seul. Le plus souvent sa fille Olida et son gendre l'accompagnent. Hier, ce fut spécial: Raymond-Marie a amené Pâquerette, sa femme des dernières quarante années. Ensemble, ils avaient d'abord chargé la benne du picope à Sainte-Rose-du-Nord puis, tout doucement, car le picope était surchargé, ils avaient roulé les quarante kilomètres qui séparent Sainte-Rose de Chicoutimi. Tout ça pour cent dollars, Raymond n'ayant jamais tenu compte de l'inflation depuis le tout début. Je fus surpris de sa venue, car il y avait dérogation des habitudes de Raymond-Marie cette année. Il tardait. Au point que nous nous étions demandé s'il n'avait point été hospitalisé. Je lui montrai derechef mon contentement.
Lourdement, je me grimpai sur la boîte du picope et me mis à relayer les rondins à Pâquerette pour qu'elle les cordât au bout du camion. La manoeuvre allait bon train. Raymond me racontait les grosses affaires de sa vie: le divorce de sa fille, l'évolution de sa petite-fille, son poignet cassé, les problèmes de l'industrie du bois. Je ne lui cachai point mon intention de quitter le Saguenay l'année qui suivrait.
En une demi-heure, tout fut terminé. Deux belles cordes de bois de bouleau sec. Je les envelopperais d'une toile quand ils seraient partis. Raymond s'alluma une cigarette puis, le coude appuyé sur le rebord de la benne, reprit son monologue. Pâquerette, par intermittence, ajoutait un commentaire. La fin de la visite arrivait... J'embrassai Pâquerette et serrai la main de Raymond. Je ne manquai point de lui réitérer ma satisfaction; je lui décrivis la jalousie de plusieurs voisins et parents de me voir ainsi doté, à ce prix, de deux belles cordes de bois de Sainte-Rose-du-Nord. Il allait partir quand... il ajouta ceci:
-Claude, j'ai une bonne histoire à te raconter.
-Vas-y, Raymond, je t'écoute.
Il ressortit son paquet de cigarettes, déplia l'enveloppe de papier-aluminium, choisit une cigarette comme si elle allait lui permettre de me raconter son histoire et, finalement, se ralluma. Puis, il se mit à parler.
Moi, je m'attendais à quelque chose de très spécial, d'ultrapersonnel ou important...
Roméo Boulianne vivait à Sainte-Rose depuis le début de sa vie, il y a 82 ans. Tout le monde le connaissait dans le patelin, car tout le monde connaît tout le monde à Sainte-Rose. Raymond n'y manquait point. Il le connaissait depuis son adolescence. Roméo était surtout connu pour son amour de l'alcool. Depuis quelques années, cependant, Roméo avait cessé de boire; il en était très fier. Il vivait sa petite vie d'octogénaire.
La première semaine d'octobre, Raymond aperçut la silhouette de Roméo sur le trottoir de la Rue Principale. Roméo titubait et son haleine puait le St-Georges.
-Coudon, Roméo, il me semblait que tu avais cessé de prendre un coup! As-tu recommencé?
-Si tu avais vu ce que j'ai vu hier, Raymond Grenon, tu aurais recommencé à prendre un coup toi aussi.
-Ben, voyons donc, que s'est-il passé là?
-J'étais tranquillement assis dans ma cuisine, à fumer et penser, quand on cogna à la porte. J'allai ouvrir. Une femme de 55 ans. Elle requit ma permission pour entrer. Je la priai de le faire. Nous nous assoyâmes.
-Tu es bien Roméo Boulianne?
-Oui. C'est moi.
-Eh bien... Je suis ta fille!
Delhorno
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