vendredi 12 octobre 2012

MOI, LES ANGLOS, L'ANGLAIS, MESDAMES MAROIS ET MALAVOY

Je m'appelle Claudio Delhorno.  Je suis né à Port-Alfred au Saguenay le 24 juin 1944.  Mon père, Roland, travaillait à l'usine de papier-journal de la Consolidated Paper, laquelle avait pignon sur rue au fin-fond de la Baie des Ha! Ha!, entre Bagotville et Grande-Baie.  Ma mère s'appelait Lucile Chantal: elle fut maîtresse de maison toute sa vie.  Je respectais et adorais mes parents.  Nous fûmes et sommes toujours ce qu'il convient d'appeler des «pure-laine».  Robert Dufour et Pierre Chantal étaient originaires de Lisieux en Normandie et de Bergerac en Dordogne, quoique ceci ne veuille plus dire grand-chose quand on tient compte du mélange des gènes de notre arbre généalogique.  Mais ceci est une autre question.   

J'ai commencé l'école au collège St-Edouard en 1950.  Entre autres choses,  j'y ai appris que les Anglais étaient des salauds qui avaient brûlé les fermes de l'Ile-aux-Couldres et de Baie St-Paul en 1759,  avaient ensuite bombardé Québec, tué le marquis de Montcalm, puis, l'année d'après,  acculé Montréal à la reddition.  Qu'ils avaient essayé de nous assimiler, de faire disparaître le français au cours des cent années suivantes.  Qu'il étaient des Protestants sans âme et sans coeur auxquels il ne fallait pas adresser la parole.  Surtout qu'ils ne pensaient qu'à l'argent...  Parmi les nombreuses notions qu'on ne m'a jamais apprises, celle-ci:  vingt ans plus tard, je devrais étudier la médecine en  anglais et choisir de m'entraîner en chirurgie dans une université du Midwest américain.

Les patrons de la Consol à Port-Alfred étaient anglophones pour la plupart: Hogan, Sweeney, Mc Culloch et bien d'autres.  Les Canadiens-Français qui savaient l'anglais avaient obtenu les meilleurs emplois.  Les autres, comme mon père et mes oncles, travaillaient de leurs mains.  Tout ça changerait au début de la Révolution Tranquille.  Les ingénieurs canadien-français feraient leur apparition et prendraient les rênes de l'usine.

Il n'y avait pas grand-place pour l'apprentissage de l'anglais au collège St-Edouard...  À quinze ans, je savais beaucoup plus de latin et de vieux grec que d'anglais.  Le frère Victorien des Frères des Écoles Chrétiennes s'amena en classe de Méthode vers 1959.  Il nous distribua une feuille 8 1/2 x 11 sur laquelle étaient imprimés les verbes anglais irréguliers les plus usités.  Nous dûmes les apprendre par coeur: to give-gave-given, to buy-bought-bought, to take-took-taken.  Le bon frère doit être décédé maintenant.  Aura-t-il jamais su qu'il me rendit un service incommensurable?

Vivant dans un ghetto francophone, sans contact avec les anglos de la haute, nous n'eûmes jamais conscience que viendrait un jour...

1960.  Petit Séminaire de Chicoutimi.  L'enseignement de l'anglais ne semble pas une priorité, et encore moins une option.  Je cherche encore ce que cet acadien de professeur du Nouveau-Brunswick a pu m'apprendre de la langue de nos voisins.  On insistait sur le français, évidemment,  la littérature française, le latin,  la philo en latin, l'Anabase de Xénophon en grec ancien, mais pas sur l'anglais et encore moins sur l'espagnol.

Mon réveil fut inattendu, brutal et inoubliable.  1966.  Première année de médecine à l'Université Laval.  Les cours s'y donnent en français, oui, mais les manuels sont tous  anglais, importés des États-Unis.  Un manuel de biochimie traduit en franglais d'un auteur américain.  De la mère-patrie?  Rien. Oh!  Si!  Les trois briques Rouvière en anatomie, tellement dépassées que nous nous déportons sur les dessins en couleurs de l'américain Frank Netter.    Nous sommes à l'université de monseigneur de Laval, à Québec, dans le berceau de la présence française en Amérique, ne l'oublions pas.   La France est étonnamment absente du curriculum et de la bibliothèque.  Une seule exception:  un professeur parisien d'embryologie -nous pensions rêver-  qui dessinait au tableau merveilleusement les différents stades de développement du foetus.   Je m'acharnai des fins de semaine entières à digérer les «textboooks» anglophones, secouru quand il le fallait par la feuille de verbes du frère Victorien et mon vieux dictionnaire français-anglais du temps du Petit Séminaire.  Un labeur fructueux, sans doute, car à la fin de l'année je pouvais lire l'anglais médical sans problème.  Le grand Thibodeau, qui venait d'Ottawa, n'eut jamais à se taper ce parcours du combattant.  Il était arrivé bilingue à Québec...

1971.  University of Minnesota Hospitals.  On m'y a accepté comme résident en chirurgie.  J'aurai l'air d'un con.  Je pensais parler l'anglais correctement parce que je pouvais lire le Sports Illustrated.  Eh oui!  J'aurai l'air d'un con pendant les quatre ou cinq premiers mois, le temps qu'il me fallut pour assimiler l'essentiel d'une conversation.  Après quinze mois de misères et de désillusions, je revins au Québec terminer en français mon entraînement.  Je me jurai, nous nous jurâmes, ma femme et moi, que nos enfants sauraient parler anglais envers et contre tous,  dès l'aube de leur vie adulte.

Trois enfants.  Je savais ne pas pouvoir compter sur le ministère québécois de l'Éducation pour apprendre l'anglais à mes enfants.  Je les expatriai donc les étés, en Ontario, en Angleterre, en Nouvelle-Écosse, au Manitoba, en Floride, à des fins d'immersion en terrain «ennemi».  À vingt ans, ils pouvaient sortir du Québec, parler, lire et comprendre l'idiome de nos voisins.  Du moins sans avoir l'air du con que j'avais été au même âge.

Plus tard, bien des années plus tard, au hasard des lectures et des recherches, j'apprendrai que la France aurait pu conserver le Canada lors du traité de Paris en 1763. Qu'elle avait préféré garder la Martinique, la Guadeloupe, la Marie-Galante et la Sainte-Lucie pour des motifs économiques (sucre, épices, etc).  Que le roi de France et ses conseillers n'attachaient aucune importance aux possessions françaises d'Amérique.  Que Québécois, Français et Indiens n'avaient pas été sans reproches durant la Guerre de la Conquête.  Que la France d'aujourd'hui, que certains vénèrent comme une déesse, investit massivement au Brésil, et ne se préoccupe guère de ses arrière-neveux québécois.  Que la culture anglo-saxonne est probablement de valeur comparable à la nôtre.  Que les Anglos naissent, se marient, enfantent et meurent comme nous.  Que...  que... la vérité n'est pas toute celle qu'on m'a enseignée au collège St-Édouard et au Petit Séminaire.

Octobre 2012.  Mesdames Marois et Malavoy viennent d'être élus au Gouvernement de Québec.  A peine leur serment prononcé, elles chantonnent  des bémols pour ce qui touche l'enseignement de l'anglais...  Il est vrai qu'on peut vivre au Québec en français seulement.  Et ceci est plus facile en province qu'à Montréal.  Mais il est impossible de vivre vraiment -ce qui s'appelle VIVRE- en Amérique, hors Québec, si l'on est francophone uniquement.   Apprendre le français, oui! Incontestablement!  Mais apprendre l'anglais?  Incontournablement!  Et le plus tôt, mesdames Marois et Malavoy, sera le mieux.

Delhorno       

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