Souvent la vérité tarde à remonter du puits au fond duquel on l'a poussée. C'est le cas, Gibus, pour l'histoire que je m'empresse de te raconter.
Un gars de Saint-Ambroise, ce village québécois dont on ne saurait dire s'il fait partie du Saguenay ou du Lac Saint-Jean. Germain Boivin. Avait découvert la République Dominicaine trente ans auparavant. En était tombé amoureux, au point de se faire construire une maison pas très loin de l'aéroport de Puerto Plata.
Mélanie. Sa nouvelle blonde. Ce soir-là, ayant deviné qu'il lui plaisait plus ou moins de cuisiner, il lui avait proposé un souper au restaurant du Sea Horse. Le Sea Horse? Le Sea Horse Ranch plus exactement. Un domaine pour gens riches et célèbres dont l'entrée spectaculaire se trouve à quelques kilomètres de Sosua, pas très loin d'un autre ghetto pour bien nantis nommé Perla Marina. Jusqu'à tout récemment, il était impossible au commun des mortels de passer la barrière du Sea Horse sans un laissez-passer quelconque, sans la permission d'un officiel ou d'un résident du Ranch.
Sea Horse Ranch. Deux cent cinquante âcres des meilleures terres arables bordant l'Atlantique entre la frontière haïtienne et La Samana. Certains mélancoliques ajouteront, Gibus, que Christophe Colomb est passé tout juste devant le restaurant du Sea Horse lors de ses deux premiers voyages! De petites plages de sable, des criques hérissées de roches volcaniques, de superbes piscines creusées dans la même roche volcanique, des plantations de tout ce qui pousse de beau et de bon à Hispaniola. J'en aurais davantage à écrire, mon cher Gibus. J'élague, j'élague, connaissant tes accès d'impatience quand je m'écarte un peu trop de mon sujet... Il te faut donc savoir que le restaurant du Sea Horse avait été un flop monumental ces dernières années, jusqu'à ce qu'on engage ce nouveau gérant, issu des petits restaurants miteux du vieux Sosua. Reyes Martinez Sanchez avait proposé deux changements majeurs à ses nouveaux patrons: engager l'un des meilleurs chefs de la côte nord et démocratiser l'accès au restaurant du Sea Horse. On lui avait donné carte blanche.
Voilà pourquoi Germain Boivin avait résolu d'y emmener Mélanie Boissonneault ce soir-là. Le soleil commençait sa courte mise en nuit au-dessus de la montagne de Puerto Plata quand ils arrivèrent au poste de garde. Ils indiquèrent aussitôt leur intention d'aller manger au restaurant. Le «Pinkerton» de faction marmonna quelques mots d'espagnol dans son radio-téléphone et leur ouvrit la barrière. Germain conduisait lentement, regardant à droite et à gauche. Les Oh! et les Ah! se succédaient au rythme des villas et des jardins exotiques. Chaque entrée interdite était gardée par un Pinkerton en uniforme qui portait en bandoulière une arme que les Dominicains appellent une «escopeta». Le passage du 4 x 4 était aussitôt relayé par téléphone au gardien suivant. Finalement, ils se stationnèrent en arrière du restaurant. On les accueillit comme s'ils avaient été deux stars d'Hollywood. Le serveur leur indiqua une table pour quatre avec vue imprenable sur la mer. La brise était tombée en laissant sur la rive une fraîcheur agréable.
Germain sortit son cellulaire de sa poche de gauche et son porte-monnaie de sa poche de derrière. Il plaça les deux objets sur la table, dans un espace mort séparant le pot de fleurs et les ustensiles. Une sorte de rituel auquel il s'adonnait depuis des décennies, lui qui avait mangé dans les restaurants la plus grande partie de sa vie depuis que sa mère était décédée d'un cancer du sein à l'hôpital de Chicoutimi. Ils commandèrent donc: une bouteille de St-Estèphe, des entrées de fruits de mer, des filets mignons Rossini avec pommes de terre Monte Carlo et «vegetales» de Constanza. Un souper cinq-étoiles.
Ils venaient à peine de savourer leur première gorgée de Bordeaux qu'une jeune femme à la peau brune, aussi jolie qu'inattendue s'invita à leur table. Dominicaine, elle poursuivait des études françaises à Santo Domingo, le serveur lui avait indiqué que Germain et Mélanie étaient francophones, elle adorerait pratiquer son français. Assez inhabituel comme conjoncture, pensa Germain, mais bon! pourquoi pas? Agatha Christie n'a-t-elle pas écrit qu'il ne faut pas refuser l'insolite quand il se présente?
Un repas fort agréable. Plaisirs rarissimes d'une conversation intelligente entre gens de qualité. Les cafés terminés, Germain demanda l'addition, qu'on lui apporta peu après. Il se retourna vers sa droite, vers l'endroit où il avait placé son portefeuille à son arrivée. Pas de portefeuille! Fouilla ses poches: toujours pas de portefeuille! Mélanie chercha dans sa bourse trois fois plutôt qu'une: pas de portefeuille. Germain commença à se faire du mauvais sang. Son porte-monnaie contenait toutes ses cartes de crédit, plus de sept cent dollars américains, la photo de sa mère. etc...
A bout de ressources, il héla un camarero qui passait par hasard et lui expliqua son problème. Il n'avait pas bougé de sa table de tout le repas, Mélanie n'avait pas bougé de la table de tout le repas, il avait placé son porte-monnaie à côté de son cellulaire en s'asseyant à sa chaise, il n'avait noté aucune manoeuvre louche de la part de qui que ce soit durant le repas, et patati et patata.
Le camarero leur demanda de patienter quelques instants. Il revint en compagnie d'un Pinkerton dont l'habit de fonction semblait indiquer un haut-gradé et auquel Germain dut encore une fois expliciter l'imbroglio. L'homme de police lui fit refouiller ses poches, demanda à Mélanie de retourner sa bourse, puis, devant l'insuccès des démarches, il se tourna vers la Dominicaine de Santo Domingo:
-Senora, je dois vous demander de vider votre bourse sur la table.
Elle ne put que s'exécuter... Le porte-monnaie noir de Germain Boivin fut le premier objet à tomber sur la nappe blanche de la table du Sea Horse.
Delhorno

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