Oui, je l'admets, j'ai syntonisé ce numéro à plusieurs reprises ces dernières trente années; à toutes les fois que j'en avais besoin, chaque fois qu'un de mes malades y séjournait. Mais pas tant que ça, quand même. Trente-cinq années, c'est quand même assez de temps pour oublier un numéro de téléphone! J'ai oublié les numéros du Petit Séminaire, de Padoue Côté, de Bertrand Legendre, de Jacques Tremblay. Pas celui d'Armand Delisle, le père de Marius, 544-1683, ni celui de Louis-Joseph Gagnon, 544-2789, ni ceux de mes parents, le vieux 179 et l'autre 544-4017. Je ne me suis plus jamais souvenu de ceux de ma tante Jacqueline Chantal et de ma grand-mère, Marie-Blanche Moisan. Je ne rappelle plus des numéros que je détenais, à Minneapolis et à St-Lambert.
Va donc m'expliquer pourquoi, Gibus, je n'ai jamais oublié celui de l'Hôpital de la Baie?
Etait-ce prédestiné? Car ce numéro vient de me servir, aujourd'hui même, alors que je ne l'avais pas utilisé depuis belle lurette. Gaston. Mon cousin. Il y est hospitalisé. Il va mourir. Je voulais lui parler. Le numéro m'est venu tout seul, comme ça, sans que je n'aie à me tourmenter, sans que je ne l'aie inscrit nulle part.
-Bonjour, je suis Claudio Delhorno, et je vous appelle de République Dominicaine. Il s'agit de mon cousin Gaston, qui est hospitalisé chez vous, et qui est gravement malade. J'aimerais lui parler.
-Tout de suite, monsieur.
-Hello?
-Gisèle?
-C'est Claude?
-Oui, c'est moi!
-Je te passe Gaston.
-Gaston! C'est Claude.
-Claude! Mon cousin préféré!
Il m'a dit qu'il était fort malade. Qu'il n'avait plus de jambes, qu'il ne pouvait plus marcher. Qu'il ne mangeait presque plus. Mais qu'il allait s'en sortir. De faire attention à mes jambes.
Je me suis alors souvenu d'une conversation que nous avions eue quelques semaines plus tôt. Il m'y confiait souhaiter vivre encore, au moins quelques années, deux ou trois ans peut-être...
A son âme haletante au bout du fil, j'aurais voulu dire de persévérer quelques semaines, de ne pas le quitter tout de suite, d'attendre mon retour à la mi-avril, car j'aurais aimé une dernière fois serrer Gaston dans mes bras, revivre ces heures de ma jeunesse passées en sa compagnie sur le bord du lac de la Fringale, sur les rives de la rivière Malbaie, entre le deuxième et le troisième pont, cette aventure fameuse à la recherche des étangs d'Argentenay, repartir découvrir cet autre petit lac de montagne où nous aurions dû monter un canot et où Mutt avait peine à nous suivre. Gaston avait été le compagnon de Mutt entre 1950 et 1976. Il était aussi son neveu. N'est-il pas rare qu'un oncle et un neveu deviennent amis?
En bout de ligne, seuls quelques mots épars ont pu sortir de ma gorge étranglée:
-Salut Gaston! je t'ai toujours aimé!
Je pense avoir dit ce qui était important. Mourir en sachant qu'on a compté pour quelqu'un à un moment ou l'autre de sa vie, n'est-ce pas, avec l'espérance, le plus beau viatique qu'on peut apporter avec soi chez Charon?
Voilà pourquoi le 544-3381, à mon sens, s'est incrusté quelque part dans mon cerveau cet automne de 1976...
Delhorno
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire