J'en étais à ma première année à l'Université Laval. Septembre 1965. Faculté de Philosophie. Mon père était venu me mener à Laval avec mon oncle Raoul. J'étais arrivé depuis moins d'une semaine. Cette affiche sur le babillard. Le coach de l'équipe d'athlétisme était en train de « monter» son équipe. Il s'appelait Jacques Roy, avait déjà coaché l'équipe du Collège des Jésuites, laquelle était réputée. Le championnat interuniversitaire québécois se tiendrait dans quelques semaines au stade McGill à Montréal. Je fus sélectionné. Denis Lebrun, perchiste, ne fit pas l'équipe. Il devait mourir deux ans plus tard d'un cancer testiculaire diagnostiqué tardivement.
On me catapulta spécialiste du 400 mètres. Entraînement sommaire... ce qui signifie pas d'entraînement du tout. Le coach, en fait, n'avait de coach que le nom. Pardonne-moi, Gibus, d'utiliser le mot anglais. C'est que «coach» fait partie de notre vie quotidienne, maintenant.
L'Université loua un gros autobus. J'étais seul, inconnu, ne connaissant personne. Les gars des Jésuites constituaient le gros de l'équipe et, évidement, faisaient route ensemble. Je n'avais pas de blonde alors. Je ne la connaîtrais qu'après Noël... Il pleuvait à Montréal ce vendredi-soir-là. Nous courûmes dans la boue. Nous étions quatre au départ. Deux espèces de grands Jamaïcains de 6 pieds trois ou quatre, contre lesquels je n'étais tout simplement pas de calibre, et un petit juif portant des collants et représentant l'université de Montréal, que je battis aisément. Il ne fut jamais question d'aller manger en ville après le concours... Encore moins question d'une bière dans un endroit branché! On nous rembarqua dans le bus aussitôt l'affaire terminée et nous retournâmes dans la ville de Champlain.
Il y avait ces deux Français derrière moi. L'un avait couru le cinq ou le dix mille mètres, l'autre, un grand blond pas sportif du tout, l'accompagnait. Je me mis à les interroger, simplement, comme ça, puis m'endormit, pour ne me réveiller qu'à l'entrée du pavillon Parent.
Les jours d'après, je rencontrai mes deux Français par hasard dans le hall d'entrée du Parent ou encore à la cafétéria. Ils me présentèrent leurs amis. Les Françaises, trouvais-je, n'étaient pas jasantes... Ils y demeuraient au pavillon Parent eux aussi. Un soir, Frédéric -ainsi s'appelait le coureur de fond- vint me chercher pour courir dans Ste-Foy. Nous courûmes de la sorte jusqu'en décembre, pour me rendre compte qu'insidieusement nous étions devenus amis.
Une fin de semaine, j'invitai Frédéric à venir chez mes parents, à Port-Alfred. Il arriva le vendredi soir, par autobus. Mutt et moi allâmes le quérir à Chicoutimi avec la Galaxie. Le lendemain, samedi matin, Mutt, Gaston et moi l'emmenâmes à Notre-Dame des Flots, sur les bords de la rivière Malbaie, visiter les pièges qu'avaient installés Gaston. Ironie du sort, la cabane du ruisseau du Cran Rouge contenait un beau pékan; c'était la première fois que nous en voyions un. Le soir, j'emmenai Frédéric patiner au Palais Municipal. Il donna tout un «show»! N'avait jamais patiné de sa vie... Longeait la bande et avançait à petits pas saccadés. Lulu eut un peu de misère avec mon Français... Frédéric avait la repartie facile... Lulu avait trouvé chaussure à son pied. Nous retournâmes à Québec le lendemain, dimanche, et la vie continua. Nous nous perdîmes de vue par la suite. Frédéric avait emménagé dans un appartement loin du campus, tandis que moi, je décidai de m'en aller en Médecine et n'eus désormais plus de temps que pour la médecine.
1977. Je viens d'arriver à Chicoutimi, diplôme de chirurgien en poche. Nous demeurons dans ces logements sociaux qui sont situés derrière le McDo. Frédéric m'appelle de New York. Il y est venu pour affaires. Il est devenu ingénieur chez IBM FRANCE. Il prendra l'avion jusqu'à Bagotville, arrivera le vendredi soir et s'en retournera le dimanche. J'acquiesce. Il n'a pas changé. Il a marié une Hollandaise, a deux enfants et demeure dans les Yvelines. Je l'emmène à Alma et lui fais visiter ce que je connais du Saguenay et de Chicoutimi. Francine prépare un bon souper ce samedi soir-là. Frédéric m'invite à Paris, dit qu'il me fera visiter tout ça. Je lui réponds oui, mais pense que non. Nous n'avons pas un rond... Pensons acheter une maison. Quarante ans plus tard, je me trouverai con de n'être jamais allé à Paris visiter le seul ami que j'aurais pu avoir...
Deux années plus, le facteur nous apporte une lettre de France. Elle vient des Yvelines. Sonja nous annonce le décès de Frédéric, un bête accident d'auto. Je restai interloqué. Le suis encore.
Frédéric Naudet avait découvert les chansonniers québécois et les adorait. Les connaissait mieux que moi. Il aimait la course à pied. Il me fit venir de France des chaussures de course Adidas: je fus longtemps le seul à en posséder une paire au Saguenay, car leur mode n'était pas encore venue. Sa mère m'envoya de France l'oeuvre de Platon -j'étais étudiant en philosophie- tu sais, Gibus, ces beaux livres de Flammarion aux pages dorées et à la couverture de cuir, je les ai encore. Oui, moi, qui ai cherché l'amitié toute ma vie, je n'ai jamais pris la peine d'aller visiter le seul ami que j'aurais pu avoir.
Delhorno
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