samedi 10 novembre 2012

CHUTER DE SON PIEDESTAL...


CHUTER DE SON PIEDESTAL


L'homme, Gibus, avait été en son temps l'idole d'une génération de chirurgiens.  Avait eu, à cette époque où le Québec de nos ancêtres semblait endormi,  l'audace et la chance d'aller à St Louis, Missouri, étudier sous le patronage d'une sommité, Evarts Graham, le chirurgien qui avait pratiqué la première pneumonectomie pour cancer aux Etats-Unis.  Etait revenu chez nous, le premier à faire la même intervention en sol québécois.  Ses successeurs, ceux de la génération d'après, ceux qui avaient été ses étudiants, nos professeurs, nous le décrivaient comme on s'incline devant le frère André à l'Oratoire St-Joseph.

1976.  Arrivé depuis peu de Minneapolis et ne connaissant à peu près rien du milieu chirurgical montréalais.  J'absorbai béatement tout ce que la déesse aux mille bouches racontait à propos du grand homme.  Je m'attendais à un esprit supérieur, de ceux qu'on n'oublie jamais une fois côtoyés, une espèce d'Isaac Newton, qui me permettrait peut-être de grimper sur ses épaules de sorte que nous puissions voir un peu plus loin; qui m'indiquerait les écueils, les bons sentiers, les guides fiables et infaillibles.

Eh bien!  Ça n'est jamais arrivé!

Il avait vieilli.  Mal vieilli.  Rancoeur, fiel, impatience, condescendance, fixation sur une époque révolue.  J'étais absent lors du premier incident.  Une vagotomie qui avait mal tourné.  Un confrère résident, celui qui m'a raconté l'incident, avait commencé l'intervention sous sa guidance et ne l'avait jamais terminée.  Avait dû quitter la salle d'opération humilié, meurtri, ulcéré, parlant même d'abandonner la chirurgie.  L'illustre septuagénaire l'avait engueulé comme du poisson pourri.  Au point que nous peinions à croire et endosser la relation de notre collègue.  

Quelques semaines plus tard, notre homme requit que j'aille l'assister pour une résection abdominopérinéale du rectum.  Un cauchemar!  La sommité opérait mal, dirigeait mal, humiliait son entourage.  Dieu que je fus déçu.  Moi qui avais escompté une rencontre avec un prix Nobel...  Le septième jour postopératoire,  un vendredi soir, notre opérée se mit à mal aller.  Obstruction intestinale postopératoire.  J'étais de garde.  Il me fallut appeler le vieil homme chez lui, lui rapporter les faits, lui confier mon inquiétude, proposer une réintervention.  Ce fut un cataclysme!  Le téléphone crépitait sous les injures et les imprécations.  Je n'en pouvais croire mes oreilles!

Je ne lui adressai plus jamais la parole, d'autant plus qu'il ne venait presque plus sur les étages.  Je me suis toujours demandé depuis lors comment engueulades, algarades et imprécations peuvent s'imbriquer dans un processus d'apprentissage.

Mon point, Gibus?  Ceci: je me jurai, ce vendredi-soir là, que je ne disputerais pas ce «round» de trop, celui que Sugar Ray Robinson, Archie Moore et bien d'autres n'auraient pas dû boxer.  Je fis jurer à ma femme qu'elle me sortirait des hôpitaux au moindre indice de défaillance oculomanuelle, comportementale ou intellectuelle.  Je me jurai que je ne verrais pas ma main tremblante hésiter autour d'un uretère ou d'un canal cystique.  Que je ne finirais ma carrière en vociférant aux masques de mes assistants et de mes infirmières.  Que je quitterais avec «désinvolture», puisque c'est le mot qui convient.

Delhorno    

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