On m'avait invité pour servir de bouche-trou. Plus jeune, j'en aurais été offensé. Mais là j'estimais que j'en avais assez vu dans la vie pour passer à travers cette pseudo-humiliation. Un voyage de pêche, oui! A plus de deux heures au nord de Chicoutimi. L'un des membres du quatuor, un collègue hospitalier par surcroit, s'était trouvé malade à deux jours du départ et m'avait demandé de le remplacer. J'avais accepté volontiers, d'autant plus que la région m'attirait et que je ne l'avais jamais visitée. J'avais aussi pensé qu'à presque soixante ans, les artères coronaires serties de quelques tuteurs, je ne devais pas rater ce qui pouvait s'avérer un de mes derniers voyages de pêche. Un lac de plusieurs kilomètres de long, tête d'une rivière de la Côte Nord. J'ai oublié le nom du lac, mais pas l'image qui m'en est restée.
Partis de bon matin, nous arrivâmes sur le coup de midi. On nous assigna le chalet munéro cinq. Les lits furent répartis, les bagages rangés, les cannes à pêche préparées. Le cuisinier nous attendait: il avait préparé des "club-sandwiches" qui furent avalés prestement. Mes compagnons étaient des amateurs de vin rouge... Il n'en manquerait pas. Cette première bouteille, bue peu après l'arrivée, nous endormit quelque peu. Une petite sieste et... nous voilà partis pêcher sur le grand lac. Voyage de pêche sans histoire, quelques truites, des petites et quelques grosses. Compagnons agréables, sans plus. Prompts à raconter "leur petite histoire", peu enclins à l'écoute. J'ai toujours détesté ces conversations où le microphone n'est jamais partagé.
Là n'est pas toutefois la véritable raison pour laquelle ce voyage de pêche n'a jamais quitté ma mémoire... La veille du retour, ce devait être bientôt la brunante, je quittai quelques instants mes comparses et allai retrouver sur son balcon -il habitait le chalet numéro six, donc le dernier chalet du côté est- le propriétaire-gérant du campement, histoire de jaser un peu, histoire, peut-être, de poser la bonne question, celle qui me donnerait une réponse inoubliable. L'homme possédait et gérait cette pourvoirie depuis une dizaine d'années. Auparavant, il avait été fonctionnaire au Ministère de la Chasse et de la Pêche. Il passait ses étés ici, répartissant les sites de pêche parmi ses clients, voyant au bien-être de ceux-ci, philosophant, sans doute, quand les casse-tête lui en laissaient le temps. A un moment donné, sans escompter de réponse spectaculaire, je lui demandai:
-Dites-moi, monsieur Deschênes, durant toutes ces années où vous avez vécu ici de mai à novembre, quel est le plus beau spectacle, de quelque nature qu'il pût être, qu'il vous a été donné d'observer?
L'homme sortit sa pipe et sa blague à tabac, bourra sa pipe d'un fort tabac qui me ramena quelques instants à l'époque de Menaud et de Maria Chapdeleine, l'alluma minutieusement et sérieusement, comme s'il s'apprêtait à prendre la parole pour un bon bout de temps, et, finalement, commença à parler:
-Ça s'est passé juste ici, il y a de ça près de dix ans. Je venais tout juste d'acheter la pourvoirie. J'avais travaillé ce jour-là comme un forcené; je venais tout juste de souper, le cuisinier était allé se coucher, j'étais venu m'asseoir dans cette même chaise berçante que j'occupe présentement. Une magnifique soirée de juin, si je me rappelle bien. Je sortis ma blague et ma pipe, bourrai celle-ci minutieusement comme j'en ai coutume, l'allumai et tirai une première pipée, me disant que j'étais heureux. Du bruit me tira de ma torpeur. Un bruit que je n'avais jamais entendu de toute ma vie! J'étais caché par la pénombre. Ils ne me virent jamais. Une femelle-orignale descendit en courant ce chemin que tu vois, là, sur notre gauche, et s'en fut vers la rive du lac où elle s'arrêta et tourna la tête vers mon chalet. C'est alors qu'il apparut au coin du chalet. Son petit, oui! Dieu qu'il était beau. Il ne semblait comprendre le pourquoi de cette course... La grosse femelle entra dans le lac, se mit à nager vers le sud-ouest, s'arrêta soudain et, voyant que l'innocent ne l'avait pas suivie, revint sur la berge et se mit à pousser de sa tête le postérieur du bébé pour qu'il nageât lui aussi en sa compagnie. Le petit comprit, finalement, et le duo s'en fut à la nage vers cette baie que tu vois là-bas, où se décharge un beau ruisseau "jureux". Quant à moi, je continuai à tirer sur ma pipe sans trop me poser de questions. Ce n'est que quelques minutes plus tard que toute l'affaire put s'expliquer. J'étais encore assis dans la pénombre. Sur cette même galerie. Dans cette même chaise. Une meute de loups apparut au coin du chalet et termina sa course à l'endroit exact où la mère et son fils s'étaient mis à nager. Ils eurent beau humer, sentir, renifler, l'odeur et la piste se terminaient là. Ils devaient être six ou sept. S'en retournèrent penauds par où ils étaient venus.
Tout s'éclaircit dans ma petite tête. Je venais d'assister à un spectacle unique et grandiose. Peu de roseau-pensants, me sembla-t-il, avaient pu avoir la chance d'observer un tel spectacle. La mère avait sauvé son bébé!
Delhorno
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