J'allais l'oublier... Il tranchait par une incontestable absence de panache. Sur cent personnes s'activant dans le collège Saint-Edouard, il était le dernier qu'on remarquât. Il peignait ses cheveux de la même manière tous les matins. Il parlait peu, agrémentant ses courtes phrases d'un petit sourire angélique. Il portait la plupart du temps, par dessus sa soutane, un sarau blanc, ce qui était inhabituel chez les frères de la communauté. La plupart des frères ne restaient au collège Saint-Edouard que quelques années. La direction provinciale les envoyaient ensuite enseigner dans quelque autre collège ailleurs au Québec. Pas le frère Wilfrid. Pour des motifs jamais élucidés, il semblait incrusté à Port-Alfred.
C'est en septième année qu'il surgit dans ma vie d'écolier, comme professeur de dessin et de travaux manuels. Il arguait qu'il fallait dessiner sans appuyer le coude sur le pupitre, ce qui m'indisposa, car, le coude non appuyé, j'étais fort maladroit. Ce n'est que vingt plus tard que je me rendrais compte qu'il avait raison. Pour tracer un trait de bistouri, il ne faut surtout pas appuyer le coude sur le malade, car il devient alors impossible d'opérer. Je fis donc au bout du compte les dessins qu'il m'ordonna sans jamais m'illusionner: je ne serais jamais un Picasso ou un Riopelle.
Le cursus des études incluait aussi une initiation au travail du bois: c'était intitulé "Travaux manuels". Nous étions alors trop jeunes pour comprendre le message. Nous descendions dans la boutique à bois, laquelle était équipée d'une vingtaine d'établis nantis de marteaux, de rabots, de ciseaux à bois, d'égoïnes et de petites scies à chantourner. On ne connaissait pas alors les outils électriques ou à batterie qui constituent de nos jours la trousse minimale du moindre pseudo-ébéniste.
La première pièce que le frère Wilfrid nous commanda était des plus élémentaires: une planchette de bois de pin de huit pouces de long par deux pouces de large et un demi-pouce d'épaisseur. La pièce devait être de dimensions exactes, parfaitement rabotée sur les six côtés. N'arrivant pas à raboter mon morceau sans coches mal taillées, je dus faire appel au bon frère. L'homme était patient, il était adroit en plus. Il m'indiqua doucement comment m'y prendre, sans aucun commentaire désobligeant. Cette pièce, ultra-simple, répétée six fois permettait de fabriquer un sous-plat, ce que Mutt m'aida à confectionner, impatiemment, ce que je lui ai pardonné difficilement. Je ne revis plus jamais le frère Wilfrid comme professeur.
Je l'aperçus à quelques reprises par après, dans des circonstances imprévues. Il n'avait pas changé de look: la même "peignure", la même réserve, le même sourire angélique. Ce qui m'embête, c'est que je ne me rendis compte que trente et quarante ans plus tard, -trop tard, m'apercevrais-je- de l'à-propos de l'existence du frère Wilfrid. Cette vie n'est pas faite que d'élucubrations, que de démarches intellectuelles, que de choses de l'esprit. On y a besoin de ses mains à un moment ou l'autre. Réparations à faire dans la maison ou dehors, fabriquer quelque chose, juste pour le plaisir. C'est ce que le bon frère tentait de nous enseigner: je n'aurai pas, à cette époque, été assez docile pour être un bon élève. Et je paierai cette faute chèrement.
Le frère Wilfrid prit sa retraite et demeura à Port-Alfred jusqu'à sa mort, je pense, dans une résidence que les frères avaient achetée, quand, par attrition naturelle et par la force des choses, ils durent abandonner l'enseignement. Son accomplissement majeur? Avoir initié à l'ébénisterie et la charpenterie plus de deux générations de baieriverains. Un de ses compagnons de retraite fut le frère Edouard Lehoullier, que je n'ai jamais oublié, lui non plus. Mais, ceci est une autre histoire...
Delhorno
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