mardi 24 juillet 2012

DIASPORA

Salut Gibus,

J'opérais ce matin.  Je n'ai jamais tant travaillé à Campbellton que cette fois-ci.
Une appendicectomie laparoscopique d'abord.  Qui s'est déroulée merveilleusement.  Une gastrostomie percutanée avec aide endoscopique, ensuite.  J'attendais donc entre les deux cas, seul, dans le petit salon des chirurgiens.

Mon anesthésiste s'amena.  Un Indien de Mumbai (Bombay pour ceux d'une autre époque).  J'adore ce type; on dirait que les dieux ont placé un cerveau identique dans nos deux crânes.  Il me plaît sans doute aussi parce qu'il dit les choses comme elles sont.  Parce qu'il parle vrai, pour reprendre un cliché en vogue ces temps-ci.  Je n'étais pas très en verve...  De fil en aiguille, et j'ignore comment nous en sommes arrivés là, il m'avoua qu'il faisait vivre vingt personnes de sa fratrie à Mumbai.  Des cousins, des neveux, des soeurs, des belles-soeurs, des oncles et des tantes.
-Ils attendent un chèque mensuellement, de quoi manger deux repas par jour! Voilà pourquoi je vis très simplement ici à Campbellton.  Voilà pourquoi je n'ai pas acheté de maison.  
-Et qu'arriverait-il si tu décidais un bon matin de ne plus envoyer d'argent?
-Il n'arriverait rien.  Ils cesseraient de manger, tout simplement!
-...
-Et qu'arrive-t-il lorsqu'un couple décide de divorcer?  L'homme continue-t-il à assurer la subsistance de son ex-femme et de leurs enfants? 
-Pas du tout!  La femme fait pitié sans bon sens.  Les femmes indiennes ne sont pas égales, vois-tu, chez nous.  Nous parlons beaucoup, mais sur le plancher des vaches, les femmes endurent tout et n'importe quoi.  Elles ne veulent pas divorcer parce qu'elles savent trop bien qu'elles vont en arracher.  Seulement 10% des femmes indiennes peuvent se dire indépendantes d'un homme.

Arrive alors comme un cheveu sur la soupe mon assistante pour le prochain cas.  Une Guinéenne.  Pas la Guinée Bissau, qui est portugaise.  Non, la Guinée française, celle où Alcan détenait un gisement de bauxite gargantuesque, que Rio Tinto possède toujours.  
-Et toi, Tuwxyz, envoies-tu de l'argent en Guinée comme Bcdef?
-Chaque mois, Claude.  Cinquante personnes dépendent de moi là-bas.  Et tu sais, votre Rio Tinto Alcan n'a jamais eu le coeur de bâtir une école ou un hôpital dans mon pays.  Ils se contentent d'extraire l'or jaune-orange et de l'acheminer ailleurs.

Le pathologiste chinois est arrivé sur les entrefaites.  Lui n'envoie pas d'argent en Chine.  La parenté n'en a pas besoin.  Sa soeur est médecin dans une ville d'un million d'habitants dont je n'ai jamais saisi le nom.  Semble-t-il qu'ils choisissent un étudiant par an dans cette ville pour étudier médecine...  A moins que j'aie mal compris.  Car l'homme de l'Empire du Milieu parle l'anglais avec un accent épouvantable.  En tout cas, sa soeur doit être ultra-brillante.

C'est alors que l'autre pathologiste, un Jamaïcain celui-ci, vint se joindre à notre quatuor.  Je n'ai pas osé lui demander si lui aussi envoyait régulièrement un pécule  à Kingston.  Plutôt, je l'ai rendu heureux en lui faisant miroiter deux médailles d'or jamaïcaines aux jeux olympiques de Londres: le cent et le deux cent mètres. 
-Le tourisme, Claude, c'est la grosse affaire en Jamaïque.  Et sais-tu laquelle est deuxième?
-Euh!  Non.
-Les chèques que les mieux nantis de la diaspora jamaïcaine font parvenir à leurs parents à tous les mois.

Sur ces entrefaites arriva l'ophtalmologue belge.
  
 La conversation a continué sur un ton badin.  J'étais le seul «pure-laine» dans la place.  Le téléphone retentit soudain.  Mon anesthésiste devait quitter pour endormir ma patiente.
-Tu dois savoir, Claude, que je ne vivrais pas ici.  Je le fais parce que trop de gens dépendent de moi là-bas, au pays de Ghandi.  Tous les Indiens et les Pakistanais que tu voies un peu partout au Canada, eh bien! ils font tous comme moi; ils envoient de l'argent outre-mer à tous les mois.

Ma gastrostomie a bien été.  Ça m'avait tracassé un peu la nuit passée.  A Chicoutimi, nous faisions ça à deux: le gastroentérologue et moi.  Ici, j'étais seul.  Mon équipe chirurgicale n'avait jamais vu cette technique auparavant.    

Je suis sorti de l'hôpital en pensant à l'insolite de la situation.  Il ne manquait qu'un Australien pour que les cinq continents fussent représentés.

Bonne fin de journée!
Cl.

samedi 21 juillet 2012

VENDREDI SOIR À CARAQUET


VENDREDI SOIR À CARAQUET




Y aura-t-il eu
Vendredi soir à Caraquet
Festival de quelque chose?
Question qui sans doute
Va demeurer sans réponse.

Laisse-moi, cher Gibus,
Te raconter une autre histoire.
Une affaire de saoulons. 
Des fêtards madelinots 
«Who went over the line»
Hier soir à Caraquet.

Le médecin Blanchard
Des urgences caraquétoises 
M'a téléphoné ce matin.
Tout essoufflé,
Le bon docteur.
Vers onze heures et demie.
Sans savoir que ma priorité,
Pour la durée de ce jour,
C'était le British Open.
Un des Madelinots.
L'animal!
Un morceau de viande
Mal découpé, 
Mal mâchouillé,
Qui n'avait su pénétrer
Dans son estomac affamé.
Inconfortable conjoncture,
J'en convenais.

-Il n'y a pas de gastroentérologue
Qui fasse la garde à Bathurst
Cette fin de semaine,
Docteur Delhorno.
Ni à Miramichi,
Et encore moins à Caraquet.
J'ai pourtant tout essayé!
Du Pepsi
A la nitro!

Le trajet Caraquet-Campbellton, 
C'est deux heures d'auto.
Pour aller à Moncton,
Cent kilomètres de plus...


Le gars des Iles m'a fait pitié.
J'ai dit à Blanchard:
-Envoie-le-moi,
Je le «scoperai»
Dès son arrivée.
Je savais pouvoir compter
Sur mon anesthésiste de Mumbai.

Il s'appelait Éloi
Ce Madelinot
 D'à peine vingt ans.
Parlez-moi d'un prénom
Pour un gars
De ce siècle...
J'oublierai de lui faire préciser
Son emploi du temps 
Vendredi soir à Caraquet.

Il avouera plus tard
Au collègue de Mumbai
S'être enivré allègrement
Et n'avoir cessé de trinquer
Qu'à l'instant fatidique 
Où la bouchée maléfique
S'empêtra 
Dans le fin-fond
De sa gorge assoiffée.

L'histoire ne dit pas
S'il s'agissait de boeuf,
De porc ou de poulet.
Éloi n'en savait rien
Et la réponse,
À vrai dire,
Importait peu.

Mon collègue indien
Commença donc son anesthésie,
J'insérai mon gastroscope
Avec difficulté.
Car le Madelinot
Ne cessait de s'entêter.

Indélogeable ce bouchon de viande
Coincé dans le bas oesophage...
Au bout de trente minutes,
L'oxygène se mit à manquer
Dans les globules rouges
Du pêcheur de homard.
Au point que ses ongles bleuissaient.
Nous dûmes donc retraiter
Sans avoir tout réglé.

C'est vraiment la pire peine
D'échouer si près du but...
Mais enfin, l'homme n'avait 
Point cessé de vivre.
-Vivre, voilà tout...
Me dis-je.
C'était ce qui comptait.

Jennifer vient de m'appeler.
L'infirmière du homardier.
Elle annonce triomphalement
À mon iPhone dépressif
Que...
-Le petit jeune des Iles,
Il vient de renvoyer
Le motton polisson!
Veut au pays s'en retourner!

Je ne puis m'empêcher
De m'esclaffer en écrivant
Et d'écrire en m'esclaffant.
Si tu savais, lecteur,
Tout le trouble 
Qui vient de s'envoler
Par la restitution inespérée
De ce motton polisson,
Tu me singerais
Et t'esclafferais tout autant.

Delhorno 





samedi 14 juillet 2012

MACEDOINE


MACEDOINE



Je t'écris encore une fois de Campbellton, mon cher Gibus.  Arrivé jeudi le 12 juillet, j'en repartirai le 27 .  Journée tranquille hier; ce ne fut pas le cas aujourd'hui.  Je lisais tranquillement mes journaux quand m'appela la téléphoniste de l'hôpital.  Le docteur Khatib, l'urgentologue, voulait me parler.

Elle s'appelait madame Ross.  Ironie du sort, elle était rousse.  Je n'osai lui demander si elle était Mic Mac ou Montagnaise, de crainte d'être taxé de xénophobie.  La question n'était pas sans fondement, car tous les Ross que j'avais connus étaient Montagnais...  Toujours est-il que Marie-Rose Ross avait avalé des épingles droites que le radiologiste retraça dans l'estomac et le duodénum.  Pourquoi avale-t-on des épingles droites?  Parce qu'on tutoie le malheur, parce qu'on est mal marié, parce qu'on est ignoré, parce que plus de sérotonine ferait mieux vivre.

Je dus me résoudre à l'opérer.  Pour ce faire, je devais, protocole oblige, appeler en premier lieu l'anesthésiste de garde.  Ne parlant qu'anglais lui aussi.  Avec un fort accent qui m'était inconnu.  Je pensai qu'il était l'un de nos deux Indiens de Mumbai.  J'avais tort.  Peau blanche, cheveux noirs, trapu, courte stature.  Aurait pu être mexicain avec fort pourcentage d'espagnol.  Mauvais diagnostic!  

-D'où êtes-vous, docteur Andonov?
-De Macédoine. 
-Macédoine?  Je connais ce pays!  Philippe II, roi de Maécdoine!  Le père d'Alexandre le Grand!  J'ai lu le récit de la découverte de son tombeau.  L'avez-vous visité?  Il y a un musée sur le site.  
-Euh!  Ce n'est pas sûr que ça soit Philippe II.  Ça pourrait être un autre roi...

Igor Andonov allait être mon anesthésiste tout l'après-midi.  Quatre heures dévolues à chercher des aiguilles dans une botte de foin...  Igor fut d'une patience angélique, laquelle lui valut mon respect.

Il avait fait son cours de médecine à Skopje, la capitale de la Macédoine.  Skopje, tu connais,  Gibus?  Il avait rempli les papiers  d'immigration au Canada en 2003.  Deux mois plus tard, on l'avait accepté.  Avait vécu deux ans à Toronto, fait sa résidence en anesthésie à Ottawa, venait de passer ses examens.  Comment avait-il pu aboutir à Campbellton?  Une certaine retenue m'empêcha de lui poser la question. 

Je t'écris donc de Campbellton, mon cher Gibus.  Au bout de la plus belle rivière du monde, la Restigouche.  Mon urgentologue du matin était Palestinien.  Le psychiatre que je mandai était Haïtien.  L'hospitaliste, un Acadien pure-laine.  L'autre hospitaliste, une Congolaise du Kinshasa.  Moi-même, Saguenéen, du Québec «profond».  Ma patiente, une Montagnaise de la Côte-Nord. Pour compléter cette macédoine médicale, mon anesthésiste était Igor Andonov, de Skopje en Macédoine!

Delhorno             


dimanche 8 juillet 2012

JEAN CHAMPIGNY



Originaire d'Hébertville au lac St-Jean, ou pas loin de là, si ma mémoire m'est fidèle.  

Je te relate cette histoire, mon cher Gibus, parce qu'elle a été oubliée de tous, sans aucun doute.  Aussi parce qu'elle représente un de mes beaux souvenirs.  Sans doute pourras-tu me reprocher une pointe de narcissisme!

Automne de 1972.  Hôtel-Dieu St-Vallier à Chicoutimi.  J'étais résident en chirurgie générale.  J'arrivais à peine de l'Université du Minnesota; une histoire un peu triste que je te raconterai une autre fois.  J'avais appelé Nicole Wells, une vieille amie, lui demandant un poste temporaire de résident en chirurgie.  Nicole m'avait réglé ça en deux temps trois mouvements.  Le stage devait durer neuf mois.

Au Minnesota, on m'avait enseigné les principes d'une technique nouvelle, peu connue au Québec alors: l'alimentation parentérale.  Il fallait insérer dans la veine sous-clavière un cathéter qui permît d'instiller un soluté riche en glucose, en protéines et en lipides.  Nous pouvions donc nourrir un patient pendant des mois, le temps que ses plaies, que ses fistules intestinales guérissent.  Ces patients, auparavant, mouraient d'inanition, de malnutrition.  Une telle avancée, à l'heure que je te cause, Gibus, date de plus de cinquante années et te semblera sans doute passée date, voire même anecdotique et vieillotte,  mais à l'époque c'était majeur comme découverte.

Il fallait d'abord savoir canuler la veine sous-clavière.  Il y a deux veines sous-clavières, une sous chaque clavicule.  La manoeuvre était hasardeuse et l'est toujours si on ne connait pas son affaire, car il y a danger de léser l'artère ou la veine sous-clavière, danger de perforer le poumon et de causer ainsi un pneumothorax.  Le reste était affaire de prescription adéquate et de suivi métabolique minutieux.  Les gars du Minnesota, donc, m'avaient montré tout ça.

Champigny avait été opéré la semaine d'avant par l'un des vétérans chirurgiens de l'hôpital: une hémicolectomie droite pour un cancer du tiers proximal du colon transverse.  Nous ne saurons jamais exactement ce qui s'est passé durant l'intervention.  Il semble que le cancer était adhérent au deuxième duodénum, qu'il y avait eu dissection à cet endroit précis.

Résident de garde, je fus mandé précipitamment à l'urgence: monsieur Champigny s'y trouvait, à moitié mort, du jus intestinal sortant à profusion par la plaie abdominale.  Il était déshydraté sans bon sens.   De toute évidence, c'était une fistule intestinale iatrogène à haut débit, et il s'avérait péremptoire d'instaurer une alimentation parentérale (intravenous hyperalimentation dans la langue de mes maîtres américains).  Or, personne n'avait jamais instauré cette technique à St-Vallier.  On ne connaissait ni les sondes sous-clavières, ni les solutés glucosés hyperosmolaires à des concentrations de 50%.  Le chirurgien de garde,  mon patron du moment,  m'enjoignit de référer Champigny au chirurgien qui l'avait préalablement opéré.
-  Je ne puis t'obéir, Claude!  Le patient va mourir sous les soins de docteur XYZ.  Celui-ci ne connaît rien à l'hyperalimentation.  Le patient souffre d'une fistule duodénale à haut débit, dont nous pouvons obtenir la guérison par hyperalimentation.  J'ai appris ça au Minnesota.  Je te supplie de prendre le patient sous ton égide.  Laisse-moi m'en occuper, je vais le sortir de là. 

Il n'y avait pas de sondes sous-clavières à St-Vallier et je dus improviser.   Je réussis, par une veine du pli du coude, à télescoper dans la veine cave supérieure un long cathéter.  Pendant deux mois, cette sonde me permit d'instiller un régime hypercalorique avec protéines et lipides, régime que nos pharmaciens avaient réussi à concocter.  Je m'occupai de Jean Champigny nuit et jour d'octobre à décembre.  Merveilleuses infirmières des soins intensifs qui, doucement, patiemment, religieusement,  soignèrent mon malade dans ce salon du bout du monde où il était coutumier à l'époque de laisser ses jours.

Tu sais quoi, Gibus?  Jean Champigny sortit de l'hôpital pour Noël.  Sur ses deux pieds, en marchant.  Sa fistule toute guérie.  J'étais fier comme un paon.  Jean Champigny, oui, c'était bien son nom.  Il ne m'a jamais quitté.

Delhorno
   

        

mercredi 4 juillet 2012

CE TEMPS PAS SI LOINTAIN...

...où nous faisions ferrer les pointes et les talons de nos souliers.  L'avez-vous, gens des années cinquante, oublié ce temps-là?

Ça m'est revenu avant-hier, en entendant «Firecraker» parler au téléphone avec notre fille.  Nos souliers avaient des semelles de cuir qui usaient prématurément à force de fouler le ciment des trottoirs.  Il semblait recommandé de ferrer les souliers.  Nous, du vieux Port-Alfred, allions chez le cordonnier Morin.  L'échoppe était ouverte six jours par semaine.  Le dimanche, après la messe, le cordonnier allait à son chalet de pêche.  Ils étaient deux dans la boutique: monsieur Morin, et son frère, monsieur Morin. Ce dernier demeurait en face de chez nous, marié à une dame Gravel apparentée aux Gravels de l'hôtel.  Le patron, lui, demeurait au-dessus de sa boutique, en face de chez Jacques Tremblay.  Ferrer les souliers était une mesure préventive, qui permettait de différer la pose de nouvelles semelles ou de de nouveaux talons, voire même l'achat d'une nouvelle paire.  Faut dire que nous n'avions qu'une paire de souliers.  L'été, maman nous achetait des «chouclaques», on dirait des espadrilles aujourd'hui.  En vérité, ce n'est qu'à l'âge de 20 ans que j'ai possédé deux paires de souliers: une de cuir noir pour aller à l'école et au Séminaire, l'autre, des souliers de course Adidas que m'avait fait acheter en France par sa mère mon pote Frédéric Naudet.

Pour les souliers des hommes adultes, messieurs Morin enlevaient au couteau une demi-lune de cuir sur le tiers postérieur du talon et la remplaçaient par un demi-lune identique de métal.  Au bout antérieur des semelles ils clouaient une piécette ovoïde du même métal.  Quelquefois, pour ceux qui marchaient les pieds de travers, ils ferraient les rebords latéraux des semelles.  Je ne crois pas que maman ait jamais fait ferrer ses souliers.  Mes camarades de classe qui entraient dans l'école avec des souliers fraîchement ferrés ne manquaient jamais de sourire de contentement!

Les souliers ferrés étaient loin d'être silencieux...  Nous nous apparentions à des chevaux trotteurs en marchant à l'école ou dans l'église.  Personne ne s'en formalisait, car l'époque chevaline n'était pas encore terminée.  Le laitier Bergeron de Grande-Baie livrait encore son lait avec des voitures à cheval: sur pneus l'été, sur patins l'hiver.  Dieu que je m'en rappelle encore!  Le cheval avait coutume d'uriner ou déféquer allègrement tout juste en face de l'entrée de l'oncle Fernand.  Ça avait l'air de plaire, car jamais n'ai-je entendu personne engueuler le cheval!  Nous, les enfants, nous trouvions ça drôle.  L'hiver, le cheval déféquait un peu partout et ses crottes, qui gelaient sur-le-champ, nous servaient de rondelles pour jouer au hockey.

Le ferrage des souliers, à moins que ma mémoire ne m'abuse, a cessé au début des années soixante.  Nos familles étaient alors toutes un peu plus riches.  Je ne suis pas certain que les plus jeunes chez nous aient connu ce temps du ferrage des souliers.

Delhorno 

lundi 2 juillet 2012

HISTOIRE À DORMIR DEBOUT

Je t'écris de Campbellton, mon cher Gibus.  Encore une fois, diras-tu?  Cette fois-ci, c'est différent.  Je ne suis pas venu au fond de la baie des Chaleurs pour travailler.

C'était l'été passé.  Fin-juillet.  Le gars, un anglophone, me fut hospitalisé par l'urgence.  Avait mal au ventre.  Ce n'était pas bien grave...  Quarante-heures plus tard je pus lui donner congé.  Paradoxalement, nous avions eu le temps de faire connaissance.  La grosse affaire de sa vie, c'était son travail: guide de pêche au saumon pour les Américains.  Je devrais écrire «pour quelques Américains».  Car ceux-ci, une demi-douzaine, possédaient -le mot est un peu fort- un bout de rivière Restigouche à quelques kilomètres de Campbellton.  S'y étalaient une dizaine de fosses qui avaient fait leur bonheur depuis une centaine d'années.  Des amerloques du Connecticut.  Le guide s'appelait Lester.  La brièveté de son séjour hospitalier l'avait comblé; car il avait craint de devoir s'absenter du travail.

Nous nous étions quittés presque amis!  M'avait laissé son numéro de téléphone, lui avais laissé le mien.
-Docteur, pourquoi ne viendrais-tu pas passer une journée avec moi au début de juillet l'an prochain?  J'aimerais te montrer ma rivière, mes fosses, ma maison sur le bord de la Restigouche.  Et je pourrai peut-être te faire prendre un beau saumon...

J'acquiesçai sans rien espérer.

Le téléphone m'est venu la semaine passée,  Gibus.  J'avais oublié tout ça; même le nom de Lester, qui eut peine à se faire identifier au téléphone...  J'allumai en bout de ligne.

-J'arrive Lester.  Donne-noi vingt-quatre heures.

J'ai conduit sans anicroche de Montréal à Matapédia,  De là, j'ai gagné les hauts plateaux qui surplombent la rive nord de la Restigouche.  Passé Saint-Alexis, un chemin de campagne m'a conduit au domicile de Lester.  Accueil chaleureux.  Pas un château, c'est sûr...  Mais une chaude maison habitée par du bon monde.  Ma chambre m'attendait.  Demain, nous pêcherions.

Cinq heures du matin.  Depuis une dizaine d'années, c'est à cette heure que je me lève.  Rien à faire.  Mon odorat est envoûté par les effluves de la cafetière.  Lester est déjà debout.  Déjeuner frugal.  Je n'en écris pas davantage, car là n'est point mon sujet.

Un long canot nous attend sur la berge voisine.  Tu sais, Gibus, ces canots de la Matapédia et de la Restigouche dont je t'ai déjà parlé!  Longs, étroits, un siège pour le pêcheur de saumon, et l'autre, plus à l'arrière, pour le guide.  Le soleil vient à peine de se lever sur la baie des Chaleurs à l'est.  Paysages grandioses.  Lester parle peu; seulement quand il le faut.  Il y a en effet de ces endroits où il n'est pas nécessaire de parler...

Nous pêcherons jusqu'à dix heures sans succès.  Retour à la maison pour luncher.  Sieste.  Retour sur la rivière vers seize heures.  À dix-neuf heures, nous n'avions rien pris.  Mais je m'en foutais.  A presque soixante-dix ans, pêcher sans rien attraper ne m'indisposait que très peu.

-Doc, je t'emmène sur la fosse de mon enfance, celle où mon père m'a enseigné mon métier.  Si nous ne prenons rien là, il n'y a plus de saumon dans la Restigouche.

-Ok!

La fosse était sise en aval, tout près des premières habitations de Tide Head, accessible seulement par la rivière.  Tous se déroula si vite.  A peine avais-je effectué mon premier lancer que mon bras, mon épaule et tout mon corps furent presque arrachés du canot.  Un monstre gris sauta à cinq pieds dans les airs et retourna dans l'onde.  C'était la première fois de ma vie.  Lester me calma et m'enseigna la tactique.  Ne rien forcer.  Ne rien arracher.  Donner du lest.  Fatiguer l'animal.

Je marchai sur la rive finalement, le saumon toujours au bout de ma ligne.  J'étais fatigué.  L'affaire dura quarante-cinq minutes bien comptées.  Elle se termina ainsi: Lester s'avança dans l'eau restigouchienne, prit le saumon dans ses bras comme on porte un bébé et me l'apporta.

-Il doit peser quarante livres au bas mot, doc!  C'est le plus gros qu'on attrapé ici depuis dix ans!

Je pris la bête dans mes deux bras et la fixai du regard.  A cet instant précis, Salmo Salar arqua sa tête et je l'entendis me dire, d'un accent nasillard et limoneux:

-Tu ressembles, doc, à ton frère Marcel, qui est venu pêcher ici l'an passé!

Delhorno