Je t'écris de Campbellton, mon cher Gibus. Encore une fois, diras-tu? Cette fois-ci, c'est différent. Je ne suis pas venu au fond de la baie des Chaleurs pour travailler.
C'était l'été passé. Fin-juillet. Le gars, un anglophone, me fut hospitalisé par l'urgence. Avait mal au ventre. Ce n'était pas bien grave... Quarante-heures plus tard je pus lui donner congé. Paradoxalement, nous avions eu le temps de faire connaissance. La grosse affaire de sa vie, c'était son travail: guide de pêche au saumon pour les Américains. Je devrais écrire «pour quelques Américains». Car ceux-ci, une demi-douzaine, possédaient -le mot est un peu fort- un bout de rivière Restigouche à quelques kilomètres de Campbellton. S'y étalaient une dizaine de fosses qui avaient fait leur bonheur depuis une centaine d'années. Des amerloques du Connecticut. Le guide s'appelait Lester. La brièveté de son séjour hospitalier l'avait comblé; car il avait craint de devoir s'absenter du travail.
Nous nous étions quittés presque amis! M'avait laissé son numéro de téléphone, lui avais laissé le mien.
-Docteur, pourquoi ne viendrais-tu pas passer une journée avec moi au début de juillet l'an prochain? J'aimerais te montrer ma rivière, mes fosses, ma maison sur le bord de la Restigouche. Et je pourrai peut-être te faire prendre un beau saumon...
J'acquiesçai sans rien espérer.
Le téléphone m'est venu la semaine passée, Gibus. J'avais oublié tout ça; même le nom de Lester, qui eut peine à se faire identifier au téléphone... J'allumai en bout de ligne.
-J'arrive Lester. Donne-noi vingt-quatre heures.
J'ai conduit sans anicroche de Montréal à Matapédia, De là, j'ai gagné les hauts plateaux qui surplombent la rive nord de la Restigouche. Passé Saint-Alexis, un chemin de campagne m'a conduit au domicile de Lester. Accueil chaleureux. Pas un château, c'est sûr... Mais une chaude maison habitée par du bon monde. Ma chambre m'attendait. Demain, nous pêcherions.
Cinq heures du matin. Depuis une dizaine d'années, c'est à cette heure que je me lève. Rien à faire. Mon odorat est envoûté par les effluves de la cafetière. Lester est déjà debout. Déjeuner frugal. Je n'en écris pas davantage, car là n'est point mon sujet.
Un long canot nous attend sur la berge voisine. Tu sais, Gibus, ces canots de la Matapédia et de la Restigouche dont je t'ai déjà parlé! Longs, étroits, un siège pour le pêcheur de saumon, et l'autre, plus à l'arrière, pour le guide. Le soleil vient à peine de se lever sur la baie des Chaleurs à l'est. Paysages grandioses. Lester parle peu; seulement quand il le faut. Il y a en effet de ces endroits où il n'est pas nécessaire de parler...
Nous pêcherons jusqu'à dix heures sans succès. Retour à la maison pour luncher. Sieste. Retour sur la rivière vers seize heures. À dix-neuf heures, nous n'avions rien pris. Mais je m'en foutais. A presque soixante-dix ans, pêcher sans rien attraper ne m'indisposait que très peu.
-Doc, je t'emmène sur la fosse de mon enfance, celle où mon père m'a enseigné mon métier. Si nous ne prenons rien là, il n'y a plus de saumon dans la Restigouche.
-Ok!
La fosse était sise en aval, tout près des premières habitations de Tide Head, accessible seulement par la rivière. Tous se déroula si vite. A peine avais-je effectué mon premier lancer que mon bras, mon épaule et tout mon corps furent presque arrachés du canot. Un monstre gris sauta à cinq pieds dans les airs et retourna dans l'onde. C'était la première fois de ma vie. Lester me calma et m'enseigna la tactique. Ne rien forcer. Ne rien arracher. Donner du lest. Fatiguer l'animal.
Je marchai sur la rive finalement, le saumon toujours au bout de ma ligne. J'étais fatigué. L'affaire dura quarante-cinq minutes bien comptées. Elle se termina ainsi: Lester s'avança dans l'eau restigouchienne, prit le saumon dans ses bras comme on porte un bébé et me l'apporta.
-Il doit peser quarante livres au bas mot, doc! C'est le plus gros qu'on attrapé ici depuis dix ans!
Je pris la bête dans mes deux bras et la fixai du regard. A cet instant précis, Salmo Salar arqua sa tête et je l'entendis me dire, d'un accent nasillard et limoneux:
-Tu ressembles, doc, à ton frère Marcel, qui est venu pêcher ici l'an passé!
Delhorno
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