dimanche 8 juillet 2012

JEAN CHAMPIGNY



Originaire d'Hébertville au lac St-Jean, ou pas loin de là, si ma mémoire m'est fidèle.  

Je te relate cette histoire, mon cher Gibus, parce qu'elle a été oubliée de tous, sans aucun doute.  Aussi parce qu'elle représente un de mes beaux souvenirs.  Sans doute pourras-tu me reprocher une pointe de narcissisme!

Automne de 1972.  Hôtel-Dieu St-Vallier à Chicoutimi.  J'étais résident en chirurgie générale.  J'arrivais à peine de l'Université du Minnesota; une histoire un peu triste que je te raconterai une autre fois.  J'avais appelé Nicole Wells, une vieille amie, lui demandant un poste temporaire de résident en chirurgie.  Nicole m'avait réglé ça en deux temps trois mouvements.  Le stage devait durer neuf mois.

Au Minnesota, on m'avait enseigné les principes d'une technique nouvelle, peu connue au Québec alors: l'alimentation parentérale.  Il fallait insérer dans la veine sous-clavière un cathéter qui permît d'instiller un soluté riche en glucose, en protéines et en lipides.  Nous pouvions donc nourrir un patient pendant des mois, le temps que ses plaies, que ses fistules intestinales guérissent.  Ces patients, auparavant, mouraient d'inanition, de malnutrition.  Une telle avancée, à l'heure que je te cause, Gibus, date de plus de cinquante années et te semblera sans doute passée date, voire même anecdotique et vieillotte,  mais à l'époque c'était majeur comme découverte.

Il fallait d'abord savoir canuler la veine sous-clavière.  Il y a deux veines sous-clavières, une sous chaque clavicule.  La manoeuvre était hasardeuse et l'est toujours si on ne connait pas son affaire, car il y a danger de léser l'artère ou la veine sous-clavière, danger de perforer le poumon et de causer ainsi un pneumothorax.  Le reste était affaire de prescription adéquate et de suivi métabolique minutieux.  Les gars du Minnesota, donc, m'avaient montré tout ça.

Champigny avait été opéré la semaine d'avant par l'un des vétérans chirurgiens de l'hôpital: une hémicolectomie droite pour un cancer du tiers proximal du colon transverse.  Nous ne saurons jamais exactement ce qui s'est passé durant l'intervention.  Il semble que le cancer était adhérent au deuxième duodénum, qu'il y avait eu dissection à cet endroit précis.

Résident de garde, je fus mandé précipitamment à l'urgence: monsieur Champigny s'y trouvait, à moitié mort, du jus intestinal sortant à profusion par la plaie abdominale.  Il était déshydraté sans bon sens.   De toute évidence, c'était une fistule intestinale iatrogène à haut débit, et il s'avérait péremptoire d'instaurer une alimentation parentérale (intravenous hyperalimentation dans la langue de mes maîtres américains).  Or, personne n'avait jamais instauré cette technique à St-Vallier.  On ne connaissait ni les sondes sous-clavières, ni les solutés glucosés hyperosmolaires à des concentrations de 50%.  Le chirurgien de garde,  mon patron du moment,  m'enjoignit de référer Champigny au chirurgien qui l'avait préalablement opéré.
-  Je ne puis t'obéir, Claude!  Le patient va mourir sous les soins de docteur XYZ.  Celui-ci ne connaît rien à l'hyperalimentation.  Le patient souffre d'une fistule duodénale à haut débit, dont nous pouvons obtenir la guérison par hyperalimentation.  J'ai appris ça au Minnesota.  Je te supplie de prendre le patient sous ton égide.  Laisse-moi m'en occuper, je vais le sortir de là. 

Il n'y avait pas de sondes sous-clavières à St-Vallier et je dus improviser.   Je réussis, par une veine du pli du coude, à télescoper dans la veine cave supérieure un long cathéter.  Pendant deux mois, cette sonde me permit d'instiller un régime hypercalorique avec protéines et lipides, régime que nos pharmaciens avaient réussi à concocter.  Je m'occupai de Jean Champigny nuit et jour d'octobre à décembre.  Merveilleuses infirmières des soins intensifs qui, doucement, patiemment, religieusement,  soignèrent mon malade dans ce salon du bout du monde où il était coutumier à l'époque de laisser ses jours.

Tu sais quoi, Gibus?  Jean Champigny sortit de l'hôpital pour Noël.  Sur ses deux pieds, en marchant.  Sa fistule toute guérie.  J'étais fier comme un paon.  Jean Champigny, oui, c'était bien son nom.  Il ne m'a jamais quitté.

Delhorno
   

        

Aucun commentaire: