jeudi 13 mai 2010

SINECURE

C'est une histoire vraie. Véridique à 100%,  Gibus. Ses acteurs principaux ont passé le Styx il y a belle lurette. Je me crois donc permis de la dire sans causer préjudice à quiconque. Je l'aurais oubliée, n'eût été d'un de ces calepins que je n'ai cessé de noircir depuis mes années de Séminaire et que je viens tout juste de retrouver. Je te narre ceci de crainte de l'oublier ou d'en perdre le fil au fil des ans. Il y a en effet si peu de temps entre vivre et mourir.


Je n'étais pas encore sorti de ma naïveté quand ce trésorier de l'Association des Chirurgiens du Québec -il fut l'un des protagonistes- me la raconta en m'ajoutant d'un sourire narquois qu'il n'y avait rien d'invraisemblable dans cette vie.

«Un printemps, fin des années 90.  Réunion statutaire mensuelle de l'Exécutif du syndicat.  Un de nos membres a demandé d'être entendu par l'Exécutif.
Un quinquagénaire avancé. Chevelure grisonnante. L'air affable. Peu d'entre nous le connaissaient bien, car il était rarement venu aux réunions semestrielles de l'Association. Chirurgien depuis près de trois décades dans un hôpital insignifiant de la toute périphérie de Montréal. Il nous fit bonne impression dès le premier regard. S'avoua fatigué. Requit son transfert dans l'équipe chirurgicale d'un gros hôpital psychiâtrique de Montréal. Ceci lui permettrait d'atterrir en douceur et faciliterait sa présence aux pratiques de l'Orchestre Symphonique: il y était violoncelliste, violoncelliste de haut niveau. Nous pensâmes que nous avions devant nous une association fort inusitée: chirurgin digestif et violoncelliste! Il nous précisa que depuis vingt ans il s'était tapé les aller-retours trois fois par semaine, une affaire de près de trois heures chaque fois, histoire de ne pas manquer les pratiques de l'Orchestre. Son transfert en métropole l'arrangerait fort bien, donc. Aussi nous demandait-il d'agréer et d'ouvrir un nouveau poste dans l'équipe chirurgicale de cet hôpital; les chirurgiens déjà en place avaient même hâte qu'il arrivât!

En fait, notre violoncelliste n'aspirait ni plus ni moins qu'à une sinécure! Encore fallait-il savoir la définition exacte du mot sinécure...

Nous eûmes peine à nous retenir de pouffer de rire. La RAMQ nous avait relayé les statistiques des dernières années. Nous savions pertinemment que cette équipe chirurgicale n'opérait à peu près pas et à peu près plus. Et voilà qu'on entendait la grossir! Le gars nous avait débité son boniment avec le plus grand sérieux du monde...

Je me rappelle, mon cher Delhorno, m'être dit à moi-même:
-Voilà un bon gars, père de famille, détenteur de trois ou quatre diplômes universitaires, chirurgien d'expérience voire même chevronné, bien au fait de la vie québécoise, qui vient nous demander, le plus simplement, le plus naïvement, le plus carrément du monde, de lui donner cent mille piastres par année de l'argent des contribuables québécois pour qu'il puisse jouer du violon dans l'Orchestre Symphonique de Montréal.

Quand on dit que la réalité va même jusqu'à dépasser la fiction!»

Delhorno

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