L'histoire est attribuée à Raymond Lulle. Il n'y a pas qu'une façon de classer un tailleur de pierre... Le premier casse du caillou pour gagner sa pitance; le deuxième: "Je construis une route!"; le troisième: "Moi, je bâtis des cathédrales!"
A Paris, il n'y a pas si longtemps... Il venait de quitter sa garçonnière du Marais et se dirigeait, rue des Francs-Bourgeois, vers la Comédie Française. Son regard fut attiré par un gros camion vert autour duquel s'activaient de grands et plus petits bonhommes de vert habillés eux aussi. PROPRETÉ DE PARIS. Ces mots étaient inscrits en lettres blanches, tant sur le camion que sur les uniformes des travailleurs. Ceux-ci s'activaient dans tous les azimuts. Certains ramassaient des vidanges, d'autres s'affairaient à déboucher un égoût, quelques-uns à balayer un trottoir. PROPRETÉ DE PARIS, pensa-t-il. Plutôt que VIDANGES DE PARIS ou POUBELLES PARISIENNES. Quelle belle manière de donner du style, du panache, d'honorer un métier qu'il n'avait jamais cru si respectable...
Il se rappela alors que Mutt, son père, avait été quelque temps éboueur, à peine sorti de l'école primaire. Eboueur, oui, ramasseur de vidanges. Métier dont Mutt avait eu honte jusqu'à sa mort...
-Quand je voyais s'en venir une de mes blondes, je courais me cacher derrière les maisons!
C'est ainsi qu'ils grandirent... Bonne famille, certes, des gens honnêtes, oui, mais... une certaine distance, un certain mépris. Mépris... Est-ce le bon mot? Peut-on grandir sans une quelconque échelle de valeurs et se distancer des valeurs moins estimables? Car tout n'est pas sur le même pied! Un certain mépris, donc. Bien illustré par la moins-value qu'ils apposaient à certains métiers, celui d'éboueur, en particulier, comme à d'autres aspects de la vie: les élèves sous-doués, les idées différentes, le parti politique opposé et... bien d'autres choses. Peut-on grandir sans aucun préjugé?
-Si tu n'étudies pas mieux, tu ramasseras les vidanges, lui avait-on seriné d'un regard où il n'avait pas manqué de déceler le mépris.
C'est ainsi que le message avait été véhiculé.
Il avait grandi comme ça. Il lui faudrait toute une vie d'adulte pour découvrir la vérité. IL N'Y A PAS DE SOT METIER. L'école des années cinquante n'était pas faite pour ceux qu'on étiquette aujourd'hui "manuels". Il rencontrerait des années plus tard les cancres de sa jeunesse. Ces "cruches" avaient pu survivre, élever des familles, s'en sortir, avec leurs deux mains, un peu d'astuce, un peu de débrouillardise. Il avait suffi de les faire jouer à la bonne place.
Quel est mon propos? Mai 2008. Le gros camion qui passe tous les mardis pour recueillir les déchets recyclables vient de s'arrêter devant ma demeure. Je cours dehors lui porter le bac de plastic bleu que j'avais oubliéde laisser la veille.
Il me salue:
-Vous êtes un Delhorno, je pense?
-Oui.
-Je suis un Delhorno moi aussi. Vous êtes baieriverain comme moi?
-Oui, nous vivions sur la Cinquième Avenue à Port-Alfred.
-Moi aussi, je suis de Port-Alfred.
-Ca va mal à Port-Alfred! Le moulin vient de fermer.
-Je comprends que ça va mal!
-Vous y travailliez?
-Certainement! Ce métier d'éboueur, c'est tout ce que j'ai pu trouver à la fermeture. Au salaire minimum, par surcroît! Moi, qui étais habitué aux gros salaires de la Consol. Y a quand même de beaux côtés à cet emploi. J'ai maigri de quarante livres depuis que j'y suis. Descendre et monter de la cabine à coeur de journée, c'est tout un exercice. Je n'ai jamais été aussi en forme. Puis, les vidanges, ce n'est plus ce que c'était. Tu vois, tout ce qu'il y a dans mon camion, c'est du recyclable! Je me couche le soir avec le sentiment d'avoir fait quelque chose d'utile, de faire un métier d'avenir.
Je n'en croyais pas mes oreilles! J'aurais voulu que Mutt revienne sur terre. Que Lulu entende cela. Voilà un gars qui venait de me dire:
-JE BATIS DES CATHÉDRALES!
Delhorno
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