mercredi 24 décembre 2008

NE PAS RATER SA SORTIE

Elle m'appela en catastrophe un lundi matin, de St-Gédéon au Lac St-Jean. La dernière des vieilles tantes de ma femme. Avait mal au ventre sans bon sens. Je lui dis de prendre un taxi et de s'en venir me rencontrer à l'Urgence de l'Hôtel-Dieu Saint-Vallier. J'écris "vieille tante"; pourtant elle n'était pas si vieille! Pas encore octogénaire. N'avait jamais enfanté. Mariée trop tard à un veuf qui mourut trop tôt de silicose pulmonaire... Avait voyagé un peu partout dans le monde, à une époque où son entourage n'en avait pas les moyens. Avait pris soin de sa vieille mère jusqu'au bout.



L'attente diagnostique ne fut pas très longue. Jaunisse débutante. Nos moyens diagnostiques avaient évolué. Je sus en quarante-huit heures qu'elle allait mourir d'un cancer incurable des voies biliaires. Le matin du troisième jour,  je lui annonçai l'irréparable de la façon la plus douce que je connusse... Ne s'attendait pas à devoir mourir un jour comme tout le monde. Notre conversation prit une tournure orageuse que je n'avais point escomptée. Ton hargneux, reproches, dénégation, incrédulité.



Quelques semaines plus tard, nous l'allâmes installer dans un mouroir.  Ne pouvait plus en effet mener sa maison. Ne semblait pas se rendre compte qu'elle vivait ses dernières semaines, ce qui nous surprit. Du temps de sa jeunesse, du temps qu'elle était belle, elle nous avait paru si intelligente, tellement rationnelle. Quel contraste!



Peu avant son décès, nous emmenâmes la visiter ma belle-mère nonagénaire, sa marraine par surcroît, qui l'avait pour ainsi dire élevée. Rose, en effet, avait vingt-cinq ans, n'était pas encore mariée, quand naquit la cadette de la famille. Avions escompté que ces retrouvailles mère-fille lui seraient thérapeutiques, qu'une certaine paix pourrait en découler... que les vraies affaires seraient déballées.  Rien de tout cela ne se produisit. La vieille tante s'apprêtait à franchir le Styx dans la rancoeur, la hargne et le désenchantement. Au départ de l'ultime de ses voyages, elle se fourvoyait...  Nous ne comprenions toujours pas. Prîmes bien soin d'essayer de ne pas juger... Je m'entends encore me réciter intérieurement "La Mort et le Mourant" de La Fontaine.



Nous n'en pensions pas moins! N'avait jamais été malade depuis sa naissance. Ne s'était jamais préoccupée de logis, de manger, de logistique, car avait vécu à l'abri de ces grands problèmes de la vie dans la maison de sa mère jusqu'à l'hospitalisation de celle-ci. S'était mariée sur le tard, c'est vrai, mais en avait été tout de même heureuse... N'avait point connu les affres des parents qui ont des enfants... Mais allez donc comprendre, tout de même! Ne pas, à presque quatre-vingt ans, escompter qu'on est mortelle comme tout le monde et ne pas l'accepter. Rater, le terme n'est pas trop fort, son ultime sortie. La jaunisse avait-elle pu, à ce point, altérer un jugement que nous avions tant admiré?

Sa soeur aînée mourrait l'année suivante et nous indiquerait comment le faire avec grandeur. A plusieurs reprises, elle nous préviendrait de son départ prochain, ajoutant que le temps était venu de rejoindre ceux de sa génération, dont elle était la dernière survivante. Le moment venu, -département Sacré-Coeur, Hôtel-Dieu Saint-Vallier, le dernier lit de la grand-salle- elle prendrait la main de sa fille, la joindrait à la mienne sur son ventre et couvrirait ainsi nos deux mains des deux siennes, sans dire quoi que ce soit, mais nous faisant bien comprendre qu'elle s'en allait en paix, qu'elle nous avait aimés et nous aimerait, éternellement. Ma belle-mère qui, sur près d'un siècle, avait vécu si humblement, mourut comme une reine.
Delhorno