Moi, j'ai toujours eu un faible pour les gros arbres. L'Histoire d'abord. 1838. Les Vingt-et-Un arrivent à Grande-Baie pour couper les grands pins qui couvrent le territoire qui va du Petit-Saguenay au lac Saint-Jean. Ils ont une entente avec William Price. C'est l'abattage de cette pinède plusieurs fois centenaire qui présidera à la colonisation du pays de mes grand-parents.
Les 4-H, ensuite. Leur raison d'être? La forêt québécoise! Ils l'étudiaient, la nettoyaient, la reboisaient, la réaménageaient. C'est le frère Edouard qui m'a enthousiasmé pour tout ça. Le mélèze perd ses aiguilles en octobre; il est le seul des conifères qui perd ses aiguilles en hiver. L'amélanchier du Canada. Parlez-moi d'un beau nom pour un arbre! J'en planterai sur mon terrain de Chicoutimi cinquante ans plus tard, quand je découvrirai que mon horticulteur a réussi à en trouver. Le merisier, ou bouleau jaune. Son écorce est jaune plutôt que blanche. La Province de Québec en fera son arbre emblématique trente ans plus tard. Il aura accompagné la vie quotidienne des Québécois depuis l'arrivée des premiers Français.
Mutt, finalement. Vers 1959 ou 1960, il achètera un terrain sur la rive sud de la baie des Ha! Ha!, tout près du moulin de Guillemée Gauthier. Celui-ci existe encore! Or, la majeure partie de ce lopin de terre est occupée par un «cran» qui surplombe le rivage. Et sur la partie la plus haute de ce cran trône un géant qui mesure bien plus de quarante pieds de hauteur: un pin rouge, que Mutt fera abattre pour en faire des madriers et des planches. Le souvenir de ce prince des crans et des hauteurs n'a cessé de me hanter jusqu'à ce jour.
La lecture du texte du Quotidien ralluma dans les profondeurs de mon âme une envie impérieuse, celle de voir de mes propres yeux la forêt originelle, celle des colons de 1838. Je savais bien que l'on avait bûché jadis dans ce territoire jouxtant le lac Kénogami. Mais si quelque chose pouvait s'approcher de la pinède des colons de La Malbaie, c'était bien ce bosquet de merisiers qu'on s'apprêtait à occire.
Nous avions rendez-vous sur le stationnement du CEGEP de Chicoutimi. J'y fus à l'heure convenue. Nous étions quelques dizaines. Tous des inconnus, en ce qui me concernait. Beaucoup de Montréalais, dont je me demandais ce qu'ils venaient faire ici, autour de quelques merisiers. J'observais, donc. Au moment de partir, un couple à l'accent montréalais m'aborda et me demanda de faire le voyage avec moi, dans mon auto. J'acquiesçai.
L'endroit stratégique était localisé à quelques kilomètres de l'entrée du Parc des Laurentides. Nous garâmes l'auto sur l'accotement de l'autoroute et nous mîmes en marche vers le bosquet en question. Il fallait monter une colline en plein bois. Là! Ils étaient là, devant nous, des géants blonds, un peu vieux tout de même, mais gargantuesques. Je ne pouvais les embrasser de mes deux bras. C'était donc ça une forêt bicentenaire. Je devins ambivalent. Pourquoi ces centenaires ne feraient-ils pas oeuvre utile à partir de maintenant? Des meubles, du plancher de bois franc, du bois de foyer? Mais aussi, pourquoi ne pas mourir de leur belle mort? Déracinés comme le Chêne de monsieur de La Fontaine «par le plus terrible des enfants que le Nord eût jusque là porté dans ses flancs».
Je m'en revins donc doucement vers mon auto, satisfait de mon avant-midi, content d'avoir rendu service à mes deux Montréalais. Je les trouvai curieux, sur le chemin du retour. Ils semblaient avoir fait profession de contester un peu partout au Québec. Quelques semaines auparavant, ils étaient montés à l'assaut de l'Abitibi pour invectiver une forestière imputable selon eux de «L'Erreur Boréale». Ne cessaient de pester contre tout et contre tous... J'optai pour réserver mes commentaires, car le trajet n'était pas bien long et je ne désirais point m'immiscer dans une autre bataille...
Je commis l'erreur du voyage devant le Walmart de Chicoutimi. Eus le malheur de vouloir raconter un de mes bons coups de l'été: une paire de bottes de pêche en caoutchouc avec «caps» d'acier payée 16 ou 18 piastres, alors que partout ailleurs on n'en vendait point en bas de 50 piastres. Les Montréalais, l'homme comme sa femme, détestaient aussi Walmart. Ils me lancèrent, comme ça, sans aucun égard, qu'il fallait manquer de «génie» pour encourager un «écoeurant américain antisyndicaliste et antiquébécois comme Walmart». J'eus beau répliquer que le magasin était rempli d'acheteurs québécois syndiqués, que quelques-uns de mes patients étaient fort heureux d'y travailler, qu'ils m'avaient assuré qu'on les traitait respectueusement, rien n'y fit. Je ne pus trouver grâce à leurs yeux: j'étais moi aussi un Oncle-Samophile, antisyndicaliste et antiquébécois.
Comme quoi une toute petite visite sentimentale à quelques merisiers centenaires peut tourner au vinaigre...
Delhorno