vendredi 3 décembre 2010

LA MONTRE DU PERE THOMAS TREMBLAY

Je te parlerai, mon cher Gibus, d'un temps qui n'existe plus. Ou presque plus...
Début des années cinquante. La gare du CNR à Chicoutimi. On dit "CN" aujourd'hui. Une centaine de Chicoutimiens et de Saguenéens ont bravé une pluie froide et sournoise pour faire leurs adieux au Père Thomas Tremblay. L'instant est solennel! Monseigneur Melançon, l'évêque de Chicoutimi, est venu saluer le jeune Père Blanc. Il est accompagné du Chanoine de la Cathédrale ainsi que du Supérieur du Petit Séminaire. Le Père Thomas n'est presque pas un Père Blanc d'Afrique, ici, à Chicoutimi. Non! Il est plutôt l'aîné d'une famille de quinze enfants. Son père, Eudore, est un gros cultivateur du rang Saint-Joseph; sa mère, Rose-Ida Boivin, était institutrice à l'école du rang avant de marier son Eudore. Une belle famille! Le deuxième, Charles-Aimé, est plutôt porté sur les travaux manuels et donne un coup de main sur la ferme. Le troisième enfant, c'est Marie-Ange; elle va bientôt se marier à Baptiste Gagné, qui a hérité de la ferme paternelle au tout début du rang. Suivent deux filles qui sont entrées chez les soeurs Antoniennes: Thérèse travaille à la cuisine du Petit Séminaire, tandis qu'Aurore enseigne à l'école Apostolique. Oscar et Majoric sont des jumeaux: le premier fait son cours classique au Petit Séminaire, tandis que le second apprend le métier de cultivateur à l'Ecole d'Agriculture. Les huit autres sont encore jeunes, mais promettent d'émuler leurs aînés.
Thomas Tremblay avait terminé son cours classique quelques années plus tôt. Lors de la traditionnelle prise de rubans, il avait annoncé son choix: Père Blanc d'Afrique! Au grand désespoir de Corinne Lavoie, la fille du voisin, qui avait les yeux dessus depuis ses treize ans. Thomas était beau gars et les filles se chuchotaient entre elles qu'il ne resterait pas longtemps chez les Pères Blancs.
Mais, bon! Thomas avait maintenu le cap et ses supérieurs l'envoyaient maintenant au Cameroun, dans un bled obscur du bout du monde. Il était arrivé chez ses parents une dizaine de jours auparavant, avait jasé abondamment avec tout son monde, son père, sa mère surtout, qui était tellement fière de lui. Ses frères et soeurs lui vouaient une admiration sans bornes, d'autant plus que que la vie semblait avoir tout donné à Thomas: grosse intelligence, gros jugement, grande bonté, gros joueur de hockey. Sans compter qu'il avait "le tour" avec les filles.
En arrivant d'Ottawa dix jours plutôt, Thomas était aussitôt allé à Chicoutimi porter sa montre au bijoutier William Gauthier, lequel, réputé, avait pignon sur la rue Racine, en face de Roland Dufour, le maître-fourreur.
-Pourriez-vous me la réparer au plus vite, monsieur Gauthier, car je pars pour l'Afrique samedi dans dix jours. Je viendrai la chercher vendredi.
-Aucun problème, mon gars, tu peux compter sur moi!
Le chef de train, d'un coup de sifflet strident, annonça le départ. Le Père Thomas embrassa vitement sa mère, tapa l'épaule de son père et grimpa sur le petit escalier; il allait entrer dans le wagon, quand il s'arrêta subitement... Il avait oublié d'aller chercher sa montre chez William Gauthier.
-Zut, qu'il se dit, je n'ai plus assez de temps. Tant pis! Je reviendrai une autre fois! Il re-salua tout son monde et rejoignit son compartiment.
1973. Vingt ans plus tard. Le train de Montréal s'arrête finalement en gare de Chicoutimi. Quelques personnes seulement sur le quai de la gare. Deux soeurs Antoniennes aisément reconnaissables à leur tunique particulière. Une vieille dame dont les yeux éplorés fixent inlassablement la porte du dernier wagon. L'accompagne une armoire à glace d'à peu près quarante-cinq ans qui semble être son fils. La porte s'ouvre finalement. Le voilà. Le Père Thomas! Vingt ans qu'ils ne l'ont vu!
-Mon Dieu qu'il a changé!
Très amaigri, le tronc un peu voûté, une longue barbe grise, de beaux yeux bruns qui eux toutefois n'ont point changé. Les retrouvailles sont chaleureuses, malgré la lourdeur des absences. Eudore Tremblay est décédé d'une pneumonie l'hiver d'avant. Les jumeaux travaillent à Montréal et n'ont pu venir. Marie-Ange vient d'accoucher d'un onzième enfant; elle a fait une phlébite et est encore hospitalisée. Les autres sont éparpillés dans l'est du Québec et n'ont pu venir eux non plus. Tout ce beau monde embarque dans la Galaxie 500 de Charles-Aimé. Direction? La maison paternelle, dans le rang Saint-Joseph.
Quelques jours plus tard, le Père Thomas exprima à Charles-Aimé le désir d'aller sur la rue Racine à Chicoutimi, chez William Gauthier, l'horloger-bijoutier. Quelque chose le chicotait: la montre qu'il lui avait laissée en 1953, une dizaine de jours avant son départ pour l'Afrique. Il n'entretenait pas grand espoir, mais... qui sait? La rue Racine, pour sûr, avait bien changé... Paradoxalement, la bijouterie de monsieur Gauthier n'avait point bougé d'un iota. On aurait dit que le temps s'était arrêté à cet endroit précis. Il ouvrit la même vieille porte délicatement, la même vieille clochette annonça derechef son arrivée. Il s'installa, debout, devant un étalage à peu près identique de colliers de perles et attendit. Apparut bientôt du fond de la pièce un vieillard chancelant que le Père Thomas reconnut prestement: William Gauthier. L'arthrite avait figé sa tête blanche sur son cou trop court et celui-ci sur son dos voûté; cet assemblage semblait craquer à chaque pas de son propriétaire.
-Bonjour, monsieur Gauthier! Comment allez-vous?
-Comment pensez-vous que ça peut aller, mon Père, emmanché comme je suis?
-Vous n'avez quand même pas l'air si pire que ça, monsieur Gauthier!
-C'est vous qui le dites, mon Père.
-Vous souvenez-vous, monsieur Gauthier, que je vous avais apporté une montre à réparer une dizaine de jours avant mon départ pour l'Afrique en mai 1953?
-Euh... Ça me dit quelque chose. Attendez-moi un peu.
L'octogénaire s'en fut dans son atelier. Quelques minutes s'évanouirent... Il revint paisiblement, une montre à la main.
-La voici, mon Père. Il me reste à savoir si elle tient son temps correctement. Revenez demain, elle sera fin prête.
Ce qui fut dit fut fait. Le Père Thomas repassa le lendemain. La montre l'attendait. Elle tenait son temps...
Quant à Corinne Lavoie, la petite voisine qui avait aimé Thomas Tremblay depuis l'âge de ses treize ans, elle ne se maria jamais.
Delhorno

samedi 27 novembre 2010

DES MERISIERS PLUS QUE CENTENAIRES

Le Quotidien l'avait écrit en grosses lettres: un entrepreneur forestier planifiait de raser, aux abords du Parc des Laurentides, une forêt presque deux fois centenaire. Des merisiers. Du bouleau jaune. L'affaire était sans appel. L'entrepreneur avait obtenu le permis, rien n'allait empêcher ce sans-coeur de procéder au génocide... On faisait appel aux bonnes gens, celles qui avaient encore le coeur à la bonne place, pour aller manifester sur le site, le samedi qui s'en venait.


Moi, j'ai toujours eu un faible pour les gros arbres. L'Histoire d'abord. 1838. Les Vingt-et-Un arrivent à Grande-Baie pour couper les grands pins qui couvrent le territoire qui va du Petit-Saguenay au lac Saint-Jean. Ils ont une entente avec William Price. C'est l'abattage de cette pinède plusieurs fois centenaire qui présidera à la colonisation du pays de mes grand-parents.

Les 4-H, ensuite. Leur raison d'être? La forêt québécoise! Ils l'étudiaient, la nettoyaient, la reboisaient, la réaménageaient. C'est le frère Edouard qui m'a enthousiasmé pour tout ça. Le mélèze perd ses aiguilles en octobre; il est le seul des conifères qui perd ses aiguilles en hiver. L'amélanchier du Canada. Parlez-moi d'un beau nom pour un arbre! J'en planterai sur mon terrain de Chicoutimi cinquante ans plus tard, quand je découvrirai que mon horticulteur a réussi à en trouver. Le merisier, ou bouleau jaune. Son écorce est jaune plutôt que blanche. La Province de Québec en fera son arbre emblématique trente ans plus tard. Il aura accompagné la vie quotidienne des Québécois depuis l'arrivée des premiers Français.

Mutt, finalement. Vers 1959 ou 1960, il achètera un terrain sur la rive sud de la baie des Ha! Ha!, tout près du moulin de Guillemée Gauthier. Celui-ci existe encore! Or, la majeure partie de ce lopin de terre est occupée par un «cran» qui surplombe le rivage. Et sur la partie la plus haute de ce cran trône un géant qui mesure bien plus de quarante pieds de hauteur: un pin rouge, que Mutt fera abattre pour en faire des madriers et des planches. Le souvenir de ce prince des crans et des hauteurs n'a cessé de me hanter jusqu'à ce jour.

La lecture du texte du Quotidien ralluma dans les profondeurs de mon âme une envie impérieuse, celle de voir de mes propres yeux la forêt originelle, celle des colons de 1838. Je savais bien que l'on avait bûché jadis dans ce territoire jouxtant le lac Kénogami. Mais si quelque chose pouvait s'approcher de la pinède des colons de La Malbaie, c'était bien ce bosquet de merisiers qu'on s'apprêtait à occire.

Nous avions rendez-vous sur le stationnement du CEGEP de Chicoutimi. J'y fus à l'heure convenue. Nous étions quelques dizaines. Tous des inconnus, en ce qui me concernait. Beaucoup de Montréalais, dont je me demandais ce qu'ils venaient faire ici, autour de quelques merisiers. J'observais, donc. Au moment de partir, un couple à l'accent montréalais m'aborda et me demanda de faire le voyage avec moi, dans mon auto. J'acquiesçai.
L'endroit stratégique était localisé à quelques kilomètres de l'entrée du Parc des Laurentides. Nous garâmes l'auto sur l'accotement de l'autoroute et nous mîmes en marche vers le bosquet en question. Il fallait monter une colline en plein bois. Là! Ils étaient là, devant nous, des géants blonds, un peu vieux tout de même, mais gargantuesques. Je ne pouvais les embrasser de mes deux bras. C'était donc ça une forêt bicentenaire. Je devins ambivalent. Pourquoi ces centenaires ne feraient-ils pas oeuvre utile à partir de maintenant? Des meubles, du plancher de bois franc, du bois de foyer? Mais aussi, pourquoi ne pas mourir de leur belle mort? Déracinés comme le Chêne de monsieur de La Fontaine «par le plus terrible des enfants que le Nord eût jusque là porté dans ses flancs».

Je m'en revins donc doucement vers mon auto, satisfait de mon avant-midi, content d'avoir rendu service à mes deux Montréalais. Je les trouvai curieux, sur le chemin du retour. Ils semblaient avoir fait profession de contester un peu partout au Québec. Quelques semaines auparavant, ils étaient montés à l'assaut de l'Abitibi pour invectiver une forestière imputable selon eux de «L'Erreur Boréale». Ne cessaient de pester contre tout et contre tous... J'optai pour réserver mes commentaires, car le trajet n'était pas bien long et je ne désirais point m'immiscer dans une autre bataille...

Je commis l'erreur du voyage devant le Walmart de Chicoutimi. Eus le malheur de vouloir raconter un de mes bons coups de l'été: une paire de bottes de pêche en caoutchouc avec «caps» d'acier payée 16 ou 18 piastres, alors que partout ailleurs on n'en vendait point en bas de 50 piastres. Les Montréalais, l'homme comme sa femme, détestaient aussi Walmart. Ils me lancèrent, comme ça, sans aucun égard, qu'il fallait manquer de «génie» pour encourager un «écoeurant américain antisyndicaliste et antiquébécois comme Walmart». J'eus beau répliquer que le magasin était rempli d'acheteurs québécois syndiqués, que quelques-uns de mes patients étaient fort heureux d'y travailler, qu'ils m'avaient assuré qu'on les traitait respectueusement, rien n'y fit. Je ne pus trouver grâce à leurs yeux: j'étais moi aussi un Oncle-Samophile, antisyndicaliste et antiquébécois.

Comme quoi une toute petite visite sentimentale à quelques merisiers centenaires peut tourner au vinaigre...

Delhorno

lundi 22 novembre 2010

HOMO HOMINI LUPUS

Quand le frère Raymond, ce matin-là de septembre 1957, inscrivit au tableau noir l'aphorisme latin HOMO HOMINI LUPUS, je ne compris pas tout de suite... Et je doute que mes confrères d'Eléments latins y décelèrent quelque clarté eux aussi. Il y avait le datif HOMINI parmi ces trois mots, et j'étais fort mal à l'aise avec le datif.
Absence totale d'un verbe, en plus.  Comment Jules César, Cicéron, Virgile et Sénèque avaient-ils pu avaliser la fabrication d'une phrase sans un verbe ? Et par ailleurs, comment l'HOMME pouvait-il être un LOUP à l'HOMME? On m'enseigna par la suite que le verbe EST pour ainsi dire caché dans l'expression. Il me faudrait tout un demi-siècle pour apprécier l'ampleur et la profondeur de ces trois vocables. J'aurai vécu plus de cinquante années sous l'égide du HOMO HOMINI LUPUS du frère Raymond. 

Voici Gibus mon propos.

L'infirmière dit à l'urgentologue qu'une famille l'attendait dans la salle 8. Il ferma son ordinateur, écrit quelques prescriptions, vérifia qu'il avait son stéthoscope et son stylo, se leva et entra dans la salle 8. Ils étaient tous là, un vendredi soir, tout près de minuit. Une famille. Une demi-douzaine de présumés roseaux-pensants. Le père, un vieil homme frisant les quatre-vingts ans, tenait ses yeux fixés vers le sol, sa casquette cachant à peine une paire de mains au passé chargé. La mère -on était venu à l'urgence pour régler son problème- était assise comme une statue de plâtre; elle avait l'air perdue sur Mars ou Jupiter et semblait opiner qu'ils étaient là pour régler le problème de son mari... Quatre enfants, trois gars, une fille, dont on aurait pu penser qu'ils étaient muets, mais dont on aurait pu aussi douter qu'ils avaient été enfantés par cette femme, à en juger par le regard à vrai dire méprisant qu'ils lui jetaient.

L'urgentologue eut à peine le temps d'entrer que le père et ses quatre enfants se levèrent en bloc et requirent un entretien privé dans une autre salle. L'urgentologue obtempéra. Il les amena dans un salon attenant à l'urgence. La porte fermée, le quintette de muets retrouva subitement la parole! S'ensuivit la plus cacophonique des cacophonies que l'urgentologue avait entendues depuis des lustres.

C'est la vieille dame, épouse du bonhomme, mère des enfants, qui faisait problème. Ils ne pouvaient plus la tolérer, tolérer qu'elle pensât avoir droit de vivre avec eux, tolérer qu'elle existât.
-Elle ne fait plus rien dans la maison; elle ne fait pas son ménage, elle ne va pas à l'épicerie, elle ne fait même plus à manger, elle reste assise des heures durant. Je n'en peux plus!

Pour le mari, donc, un cas évident d'exaspération pour avoir perdu sa servante.

Les enfants surenchérirent. La vie en compagnie de leur mère était devenue intenable. Elle était devenue un boulet, une hypothèque, qui empêchait toute la famille de vivre heureuse. L'hôpital devait la prendre et s'en occuper, subvenir à ses besoins.

-Nous n'en pouvons plus.
Tout ça un vendredi soir à minuit...
L'urgentologue réussit à prendre la parole.
-Est-elle malade? Quels sont ses symptômes?
-Euh... Elle n'est pas malade, non, elle ne présente pas de symptômes particuliers.
-Pourquoi l'avoir amenée à l'urgence un vendredi soir à minuit si elle n'est pas malade?
-Euh... Elle ne peut plus s'occuper de notre père, ne fait ni son déjeuner, ni son souper, ni son dîner, ni son lavage! Elle ne fait rien! Nous n'en pouvons plus!
-Vous voulez donc dire que vous êtes venus la placer?
-En quelque sorte, oui. La vie est intenable.
-Est-ce que votre mère est au courant que vous êtes venus la placer?
-...
-Vous pouvez retourner dans la chambre 8. Donnez-moi un court temps de réflexion; j'irai ensuite vous parler.

L'urgentologue alla s'isoler dans un coin désert, histoire de décanter l'imbroglio, histoire de comprendre l'incompréhensible. La mère avait fait marcher cette maisonnée pendant un demi-siècle et voilà que venaient la jeter aux orties ceux-là mêmes qu'elle avait «torchés» durant tout ce demi-siècle. Comment osait-on lui demander d'hospitaliser une septuagénaire en bonne santé qui n'aurait peut-être eu besoin que d'un peu de support, une aide familiale, pour continuer à vivre dans sa maison? Il se leva et se dirigea vers la chambre 8.

-Madame Bigonesse, savez-vous pourquoi votre famille est venue ici?
-Non, docteur.
-Vous sentez-vous malade?
-Pas du tout! Je me sens même très bien.
-Madame Bigonesse, êtes-vous au courant que votre mari et vos enfants vous ont emmenée ici ce soir pour vous «placer»?
-Euh! Non!
-Etes-vous d'accord pour être placée?
-Sûr que non! Je veux vivre avec mon mari dans ma maison.

Un lourd silence envahit l'atmosphère de la salle 8. L'urgentologue venait de marquer un gros point.
-Je vous donne un peu de temps pour discuter cette affaire entre vous. Avisez l'infirmière quand vous en serez venus à un consensus.

L'urgentologue sortit. Il régla quelques autres cas, se servit un café, discuta le coup avec le collègue qui achevait son quart de travail. Au bout d'une demi-heure, il demanda à l'infirmière:
-Madame Boudreau, que se passe-t-il dans le 8?
-Il n'y a plus personne, je crois.

L'urgentologue alla vérifier. La salle était vide. Seule restait madame Bigonesse, assise sagement sur la même chaise; son regard fixait l'infini. Le mari et les enfants? Partis! Evanouis! Enfuis! Comme sa meute abandonne le loup devenu vieux...

HOMO HOMINI LUPUS

Delhorno








vendredi 19 novembre 2010

LE TROC

Le gars devait avoir 66 ou 67 ans. Québécois pure-laine, Saguenéen de Chicoutimi par surcroît, il ressemblait pourtant à un sbire de la mafia sicilienne: court de stature, style pot-à-tabac, les épaules larges, de grosses mains qui semblaient avoir trop travaillé, un visage qui n'en disait pas trop et ne laissait rien deviner. Ne va pas conclure, Gibus, que mon échantillonnage de la mafia sicilienne est particulièrement étoffé... Mon unique bibliographie, c'est LE PARRAIN, de Coppola! Pour sûr, cependant, le gars me faisait penser à un mafioso!

Il venait de se présenter à l'urgence de l'Hôtel-Dieu Saint-Vallier. Du sang dans ses selles. L'urgentologue me parla d'hémorroïdes, diagnostic dont je doutai sur-le-champ, quoique je n'en laissai rien soupçonner à mon interlocuteur téléphonique, lequel était réputé pour prendre des vessies pour des lanternes. Je lui dis de me donner quelques minutes, que j'arrivais.

Dès mes débuts comme chirurgien à Chicoutimi, j'avais pris soin de me loger près de l'hôpital, histoire de ne pas gaspiller en transit ces précieuses minutes de la vie. L'heure qui va suivre est toujours la même: je m'habille proprement, enfile mon manteau d'hiver, avertis ma femme, prends mon auto, descends le boulevard Talbot, tourne à gauche sur Jacques-Cartier, rejoins le stationnement hospitalier. Les médecins de garde ont accès à un stationnement réservé, situé tout juste devant l'entrée principale de l'hôpital. De là, j'entre par la porte tournante, tourne à gauche vers le vestiaire des médecins où j'occupe le casier 66 -c'est le numéro de Mario Lemieux, le hockeyeur de Pittsburg, et je n'en suis pas peu fier. J'enfile mon sarrau et me voici au chevet du patient.

Mon questionnaire est rapide et serré. Vimont Côté -le nom est fictif, car je ne désire surtout pas humilier son fils qui vit toujours là-bas- répond succinctement, pour ne pas dire timidement. Il avoue saigner de son anus depuis plus d'un an, explique son retard à consulter par la crainte d'un diagnostic malheureux, son poids est stable, il présente du ténesme, de fausses envies de déféquer. Veuf, il vit depuis peu avec une jeune femme d'à peine quarante années. Il n'ose laisser voir qu'il l'aime profondément, car ces hommes de la génération précédente ne sont jamais capables de tels aveux. Moi, juste à regarder ses yeux quand il en parle, j'en serai certain.

Je viens d'atteindre cinquante ans. J'ai acquis au fil des ans une expérience chirurgicale et humaine dont j'aime me targuer, intérieurement cependant... J'irai droit au but... La palpation de l'abdomen est peu révélatrice. Je réclame un gant sept et demi, un peu de gelée. L'index à peine entré dans l'anus, je palperai ce dont je me doutais et que je redoutais: une énorme tumeur, un cancer du rectum, abordant le rebord supérieur du canal anal. Je me dis que monsieur Côté aurait dû consulter bien avant...

Je ne lui révélai rien de très définitif ce vendredi-soir là, histoire de lui éviter une fin de semaine d'enfer. Une hospitalisation s'avérait nécessaire, des tests supplémentaires devaient être faits, nous en reparlerions la semaine suivante.

Sa dame quadragénaire était absente et je ne la verrais jamais, de toute l'hospitalisation...

Effectivement, la semaine suivante, nous entretiendrions cette conversation qui change le cours de toute une vie:
-Monsieur Côté, à mon grand regret, vous souffrez d'un cancer du rectum. La tumeur est tellement bas située, qu'il faudra pratiquer une amputation de l'anus et tout le rectum et confectionner un anus artificiel dans le quadrant inférieur gauche de l'abdomen.

Je lui parlai de radiothérapie, de chimiothérapie, des séquelles possibles et probables, notamment les problèmes d'impuissance et d'incontinence urinaire pouvant survenir à la suite de cette chirurgie dévastatrice.
-Voulez-vous dire qu'il pourrait arriver que je ne puisse plus faire plaisir à ma femme, ne plus la contenter?
-Oui, ça pourrait arriver. Certains patients éprouvent des difficultés d'érection par la suite, plusieurs éjaculent dans leur vessie... Il est péremptoire que j'aborde ces complications hypothétiques avec vous, l'éthique me l'impose...

Il réfléchit quelques secondes...

-Je refuse catégoriquement une intervention de ce type. J'ai marié une femme jeune et...
J'attendis en vain la suite du raisonnement.

-Etes-vous bien conscient, monsieur Côté, que cette chirurgie est votre seule et unique chance de survivre?
-Oui, j'en suis conscient. Je retourne chez moi dès ce soir.

J'appelai son fils, pourtant. Il me dit de respecter la décision de son père. L'épouse quadragénaire, je ne la vis jamais, elle ne chercha point à me contacter, elle ne vint jamais à son chevet, du moins durant le temps de mes visites et de nos conversations. Vimont Côté avait décidé qu'elle ne serait point impliquée dans ce débat.

Je le convainquis pourtant de se soumettre à une radiothérapie pelvienne. L'année qui suivit, Vimont Côté ne se présenta pas à ses rendez-vous à mon bureau. Il me revint un soir que j'étais de garde, quelque dix-huit mois plus tard. L'irréparable s'était produit... La tumeur occupait tout le pelvis, bloquait l'intestin complètement. Le foie était déformé par d'énormes boules cancéreuses. Nous nous regardâmes et il ne sut rien dire, moi non plus. Je ne voulais surtout pas accoucher d'un «je vous l'avais bien dit». Quelques semaines plus tard, sa photographie apparut dans la page nécrologique du Quotidien.

Cette histoire n'a cessé de me hanter au fil des ans. Je n'aurai jamais compris pourquoi Vimont Côté troqua sa vie pour quelques heures de coït... La grande majorité des malades ne font pas un tel troc. Vimont Côté m'a-t-il menti? Son argument majeur était à l'effet qu'ayant marié une quadragénaire il ne voulait surtout pas prendre le risque de ne plus pouvoir la satisfaire, ce qui voulait sans doute dire prendre le risque de la perdre. Je n'ai jamais crû -prétendant connaître mâles et femelles- à une telle velléité de la part d'un mâle, ceux-ci m'étant toujours apparus éminemment égoïstes quand il s'agit de coït... Ils parlent de contenter une femelle, alors que la plupart du temps c'est le contentement de soi-même qui est inscrit en filigrane.
Cette histoire ne cesse de me hanter, donc: par quel vice de jugement et de raisonnement peut-on en venir à troquer sa vie contre quelques heures de coït? Mais aussi, comment sa conjointe -ces femmes qui se disent si futées, si intuitives, si aimantes, si accrochées aux vraies valeurs- a-t-elle pu se laisser berner, se laisser mettre de côté, se faire oublier, accepter de ne pas même avoir le loisir de prendre parti, de prendre le parti de la vie? Car c'est le choix qui primait, qui devait primer, n'est-ce pas? Vivre, si c'est possible, autant que c'est possible.

L'avait-elle «aimé» pour les bonnes raisons? Mais surtout, y aura-t-il jamais eu de l'amour là-dedans?

Delhorno






mardi 21 septembre 2010

EMPRISONNEZ-MOI

Il n'y en a que pour la Commission Bastarache ces temps-ci...

Deux vendeurs de billets libéraux -golf et cocktail- auraient fait des pressions indues, colossales, voire inqualifiables, pour que Ti-Jean Latour soit nommé juge, qu'il accède à la magistrature. Au nom de quelle logique, conséquemment, un «vulgaire» ramasseur d'argent à la solde du parti Libéral aurait-il son mot à dire dans le processus de nomination des juges? Voilà la question, voilà le dilemme! D'où la genèse de cette Commission Bastarache, présidée par l'ex-juge du même nom, autrefois de la Cour Suprême du Canada.

Je veux bien, moi, que les juges soient choisis de la manière la plus impartiale possible, selon les meilleurs critères d'éligibilité et de compétence. Pourtant, à bien y penser, l'impartialité absolue, la compétence absolue, la justice la plus juste, sont-ce là des objectifs raisonnables, atteignables dans cette vie? Je ne cesse de me poser cette question depuis le début de la démarche Bastarache. Sans cesser non plus de me regarder devant mon miroir, sans cesser surtout de réviser mon passé...

J'aurai donc passé l'entièreté de ma vie professionnelle à me débattre pour mes patients. Mes idéaux? La précision diagnostique la plus précise, la rapidité diagnostique la plus rapide, le traitement le plus à point, le suivi le plus respectueux possible. En un mot? Le mythe de Prométhée! Atteindre des hauteurs prométhéennes dans le simple exercice d'un métier, d'une profession.

Qu'ai-je donc fait? J'ai privilégié ma clientèle, sans grande considération pour celle d'autrui, sans égard aux listes d'attente qui parasitent le système québécois de distribution des soins de santé. En 35 ans de carrière, j'ai commis tous les péchés:
-j'ai obtenu des tomographies axiales, des résonances magnétiques et des échographies en passant par-dessus des dizaines de patients inconnus
-j'ai obtenu des tests de médecine nucléaire en prétextant l'urgence et l'incontournabilité
-j'ai requis des consultations à des confrères en les manipulant de façon préméditée
-j'ai opéré des parents, des amis, des connaissances en faisant fi des listes d'attente
-j'ai ordonné des gastroscopies et des colonoscopies sans que jamais mes commettants ne fassent la queue comme les autres
-j'ai demandé des mammographies le jour même avec l'unique motif de libérer ma patiente de l'anxiété qui la tenaillait
-j'ai péché par ségrégation: les mères de famille m'ayant toujours fait pitié, donc, je leur ai toujours réservé les meilleures places

Ce faisant et pour arriver à mes fins, j'ai soudoyé des secrétaires, des techniciens, des infirmières et des médecins; j'ai trafiqué des requêtes de manière qu'on ne pût les retarder; j'ai réitéré des demandes et des appels téléphoniques, pour ne point qu'on me refusât, pour ne point qu'on m'oubliât. J'ai fait le Renard pour que le Corbeau lâche son fromage. Je n'ai jamais pensé qu'il y avait le moindre degré d'injustice dans mes démarches. En vérité, je me trouvais pas mal débrouillard...

Et jamais, au grand jamais, me suis-je senti coupable d'avoir agi de la sorte, moi dont le seuil de culpabilité s'est avéré longtemps plus bas que je ne l'aurais désiré. En fait, j'ai été plutôt fier de moi toutes ces années, d'avoir pu ainsi trafiquer la mécanique du système de santé et l'intégrer dans la poursuite de mes objectifs thérapeutiques.

Je me dis que si un «vulgaire» ramasseur d'argent du Parti Libéral n'a pu se permettre impunément de suggérer la nomination de l'avocat Ti-Jean Latour à la magistrature, je suis passible d'une peine d'emprisonnement à perpétuité pour avoir, pendant trente cinq années, priorisé mes patients, mes amis, mes parents, au détriment des listes d'attente, des listes prioritaires, des directives du Ministère, de l'esprit égalitaire de la Loi québécoise qui préside à la prestation des soins de santé.

À perpétuité? Certes oui, car je ne regrette rien.

Delhorno

mercredi 8 septembre 2010

LA PÉNIBILITÉ

Cliché: Il n'y a pas d'âge pour apprendre!

Ça m'est tombé du ciel hier soir. En lisant Le Figaro électronique. «PÉNIBILITÉ». Première fois de ma vie. Je me suis bien douté que le mot touchait de près l'adjectif «PÉNIBLE» et qu'il s'apparentait, quant à la forme, à d'autres substantifs comme DÉBILITÉ, HABILETÉ, COMMODITÉ , CUPIDITÉ.

Le mot PÉNIBILITÉ, il te faudra, Gibus, l'utiliser dans le contexte du travail. Ainsi, constatant qu'un emploi est pénible, tu pourras en évaluer et doser la pénibilité, pour finalement et possiblement inscrire un «indice de pénibilité». La pénibilité d'un emploi manuel -travail de ligne de montage avec gestes répétitifs par exemple- serait plus importante que celle d'un travail de pousse-crayon. Conséquemment, les emplois pourraient être gradés selon leur indice de pénibilité. Et possiblement rémunérés en conséquence...

Une telle démarche pose cependant un énorme problème: la pénibilité d'un emploi ne peut souvent être qualifiée que vingt ou trente ans après l'embauche d'un travailleur. Un bon exemple? Problèmes à la colonne lombaire chez un conducteur de fardiers quinquagénaire. Souvent, la pénibilité d'un travail varie selon le travailleur: selon son génome et ses effets sur son corps. Les hommes n'ont pas tous la même résistance à des challenges identiques.

Il y a aussi la pénibilité que je qualifierais d'hypothétique: la probabilité plus ou moins grande que tel travail soit susceptible d'impliquer un travailleur dans un accident. Pénibilité...

Delhorno





mardi 7 septembre 2010

L'AMI PERSONNEL

Les amis «personnels» pullulent ces temps-ci. Dupont et Dupont diraient même qu'ils foisonnent. Et j'oserais ajouter qu'ils sont devenus monnaie courante. J'en prends pour preuve cet interviewé qui, à propos d'une connaissance dont nous avons déploré la noyade récente, s'est dépêché d'annoncer aux téléspectateurs:
-Je suis profondément attristé, car c'était un ami «personnel».

A tous les deux jours le petit écran nous présente un hurluberlu dont le premier réflexe, à propos de tel ou tel quidam, est celui de statuer ainsi:
-C'est un ami «personnel»

Il me faut t'avouer, cher McPherson, que l'expression m'irrite au plus haut point... Depuis quand, en effet, faut-il dire qu'un ami est «personnel»? Y a-t-il des amis «impersonnels»? Qu'est-ce qui définit l'ami «personnel»? L'amitié n'est-elle pas, par définition, «personnelle» et n'aurions-nous pas affaire là au plus surabondant des pléonasmes? A contrario, pourrait-il s'agir là d'un anglicisme qui n'aurait pas croisé ma route jusqu'à maintenant?

L'ami «personnel», pour peu que j'y réfléchisse, me semble être un «grand» ami, LE grand ami, qu'il faut différencier des amis plus lointains, qui pourraient n'être que des collègues de travail, des voisins, des amis d'enfance longtemps oubliés, des relations d'affaires ou de simples convives à la cafétéria de l'hôpital. Combien d'amis «personnels» pouvons-nous compter? Peu, il me semble. Car cette sorte d'amitié, la véritable, il faut le dire, me paraît exclusive: elle requiert du temps, de la patience, du travail, et l'on ne saurait diviser à l'infini l'énergie qu'elle requiert.

L'amitié dite «personnelle» se distingue-t-elle de la vraie amitié? Celui qui nous présente un ami «personnel» cache-t-il dans son hangar un autre ami, le vrai celui-là, l'Alter Ego des Anciens? Il semblerait que non, car le possesseur d'un ami «personnel» ne prendrait pas la peine d'adjoindre à AMI l'adjectif PERSONNEL.

Les amis «non-personnels» ne seraient donc pas de véritables amis; ils seraient ce que je t'ai dit plus haut: des connaissances reliées à la géographie, au travail, aux loisirs ou aux affaires.

Je ne te cacherai pas tout de même, McPherson, le fond de ma pensée. Tu comprendras alors les motifs véritables de mon irritation. J'opine que le détenteur d'un ami «personnel» n'a rien compris de l'amitié. Car l'amitié, dans son essence même, n'est rien d'autre que personnelle. L'amitié exclut au départ les autres formes de relations humaines. A moins que le détenteur d'un ami «personnel», comme monsieur Jourdain, fasse de l'amitié sans le savoir!

Nous sommes tout près de Sénèque, ici:
«JE T'EN CITERAI BEAUCOUP QUI N'ONT PAS MANQUÉ D'AMIS, MAIS À QUI L'AMITIÉ A MANQUÉ.»

Delhorno

lundi 14 juin 2010

FOU-RIRE À LISIEUX

Ils avaient quitté Honfleur quelques trente minutes plus tôt et venaient à peine d'entrer dans Lisieux. Le père et sa fille. Lui, un sexagénaire ventripotent aux jambes arquées et sa fille, un pétard blond qui semblait retenir toute son attention. Ils avaient garé leur BMW de location sur la place François Mitterrand, que dominait superbement, vieille de plus de sept siècles, la cathédrale Saint-Pierre. Attablés au Restaurant de France, car il était déjà midi, ils parlaient de choses et d'autres, de tout et de rien, quand elle lui dit soudain:
-Papa, parle-moi des femmes de ta famille.
-Oui...

Il n'enchaîna point tout de suite, comme si la question l'avait décontenancé. Il ressentit l'urgence de rassembler ses souvenirs et de les ordonner dans un exposé sans bavure...

...Lisieux. La ville natale de Gabriel-Robert Dufour. L'ancêtre de la plupart des Dufours de l'est canadien. Il avait été baptisé pas très loin de la cathédrale, à l'église Saint-Jacques, transformée en musée depuis quelques décades. Ils la visiteraient un peu plus tard, y rencontreraient l'évêque de Bayeux, à qui ils demanderaient:
-Monseigneur, pourquoi Robert Dufour a-t-il quitté Lisieux en 1690?
-Parce que c'était la misère en France, parce qu'on y mourait de faim, c'était la famine! Le roi Louis, vous savez, avait beaucoup mieux soigné Versailles que son peuple...
-C'était donc ça!
-Je vous suggère d'aller visiter Tourouvre, en Perche; vous y trouverez une plaque où sont inscrits les noms de tous ceux qui partirent pour le Canada. Bon après-midi!

La jeune serveuse apporta alors les cafés, ce qui sortit de sa torpeur le sexagénaire qui n'avait pas encore répondu à la question posée. Un peu de lait, un peu de sucre. Pas de dessert, naturellement... Il respira profondément, et commença son monologue.

-Les femmes de ma famille... Il me faut d'abord te parler de la «grande Madeleine». Petite-fille de Robert Dufour, fille de Gabriel, le dernier des enfants de Robert. Aussi forte que le plus fort des hommes, elle était née pour commander! Rien ne lui résistait. Elle embarquait dans les voitures d'eau avec les hommes et dirigeait les manoeuvres. Gare à celui qui osait maugréer ou s'interposer! Comment sais-je cela? Un curieux hasard de la vie. Sur le traversier qui, de Saint-Joseph-de-la-Rive, m'amenait à l'Ile-aux-Coudres. Un petit livre bien ordinaire que je feuilletai nonchalamment. L'auteur y citait le vicaire Alexis Mailloux, qui avait écrit une "Histoire de l'Ile-aux-Coudres" et "Promenade autour de l'Ile-aux-Coudres". Je retrouvai ces deux ouvrages à la Bibliothèque du Parlement. Voilà comment je sais, à propos de la grande Madeleine.

Ma tante Jeanne, aussi. Une des premières filles à faire du ski à la Baie des Ha! Ha! Mettait les culottes de Mutt et s'en allait skier à la noirceur, car une fille avec des culottes et qui skiait, c'était bien mal vu à la fin des années trente dans Port-Alfred.

Tante Germaine, qui se maria à dix-sept ans, et tante Margot, qui décéda en 1977 d'un cancer du col.

Il y a ma soeur Chantal, qui dirige de quatre à minuit le bloc opératoire de l'Hôtel-Dieu Saint-Vallier. Certains soirs, il me semblait que j'avais affaire à la grande Madeleine!

Ah! J'oubliais! Ma cousine Doris! Des années directrice du bloc opératoire de l'Hôpital de l'Enfant-Jésus. Un vrai bouledogue, cette Doris. Les neurochirurgiens lui obéissaient au doigt et à l'oeil. Je tiens ces détails, et quelques autres du même acabit, de mon frère Marcel, chirurgien dans le même hôpital.

Sur ces entrefaites arrivèrent à la table adjacente deux françaises, mère et fille, de toute évidence. Elles tenaient en laisse une petite chose crevante, au visage fripé, un peu plus grosse qu'un gros matou, qui se dandinait avec ardeur et... qui avait soif. On se dépêcha de lui apporter un plat d'eau qu'elle lapa goulûment.

La fille du sexagénaire devint tout excitée. Se mit à parler au meilleur ami de l'homme en langue canine, à le flatter dans le sens du poil, allant même jusqu'à le prendre dans ses bras, sans penser un instant qu'elle sentirait le chien pour le reste de la journée!
-Mon Dieu que j'aime ce chien-là, Seigneur qu'il est beau!
-C'est une chienne, vous savez.
-Et de quelle race est-elle?
-Bouledogue! Elle vient d'Angleterre!
-Comment s'appelle-t-elle?
-Doris.

Le père et la fille pouffèrent de rire.
Delhorno

dimanche 30 mai 2010

LE PERIL JAUNE

Ah! Les pissenlits!
Ils pulluleraient
Ce printemps.
Ça doit être vrai,
Car Le Quotidien le dit, 
Même si personne
N'a compté les pissenlits.
«Simple question de regarder!»
S'est un loustic exclamé.
L'hiver aurait été trop doux,
Le mois de mai trop chaud,
Le Grand Arroseur trop chiche.



Il faut donc occire les pissenlits.
Je crois ré-entendre Caton:
"Taraxaci delenda sunt!"
Certains «demeurés» les arrachent
Encore mécaniquement,
Pour ne pas dire,
Car ce n'est plus la mode
De parler ainsi,
"A la main",
Manuellement.
Cette technique ancestrale,
Vieillotte et dépassée,
Serait infructueuse,
Car, la première année,
On ne réussirait à occire
Que trente pour cent
Des pissenlits.
Les dits «demeurés»,
Possiblement,
Fort probablement,
Seraient responsables
Et imputables
De l'envahissement «pissenlitier»
Du printemps deux mil dix.
C'est le journal qui l'écrit,
Et c'est aussi corroboré
Par l'horticulteur du quartier,
Même si aucun Chicoutimien
N'a compté les pissenlits.



L'homme moderne
Engage des tueurs à gage
Et des fiers-à-bras
Pour faire mourir les pissenlits.
Ceux-là arrivent donc
Un bon matin
Et débarquent prestement
D'un camion vert,
Bottés de caoutchouc
Jusqu'aux genoux,
Armés d'un long boyau
Qui vous crache
Tout bonnement
Le dernier herbicide
Concocté par Monsanto.
«Ça doit être bon,
Dit le vendeur d'herbicide,
Car les clients ne cessent d'en acheter!»
Pourtant, personne,
Surtout pas le vendeur d'herbicide,
N'a été surpris
En train de compter
Les pissenlits.
Juste pour voir
S'il y en a vraiment trop
Ici à Chicoutimi
Et pas assez à Kénogami.
Qui plus est,
On n'a pas compté non plus
Les malheurs potentiels,
Sur la vie saguenéenne,
De cet herbicide nouveau-né.



Entre nous,
Quelle différence peuvent bien faire,
Le temps d'un été trop court,
Dix mille pissenlits surnuméraires
Sur le territoire de Chicoutimi?
Moi, comme les abeilles,
Les guêpes et les faux-bourdons,
J'aime bien le jaune pissenlitier
Au hasard de l'herbe verte.
J'aime aussi la mousse blanche
De leurs fleurs fanées.
Elle me rappelle
Que je perdais mes balles de golf
Sur les fairways de Port-Alfred,
Lesquels étaient réputés
Pour leur quantité épouvantable
De pissenlits polissons
Qu'aucun baieriverain
Digne de ce nom
N'aura jamais comptés!



Le citoyen moderne,
La citoyenne branchée,
A la recherche du bonheur suprême,
Visent la pelouse céleste,
Qui n'abriterait ni pissenlit,
Ni trèfle, ni thym, ni chiendent.
Or, ils n'ont rien compté...
Ni les pissenlits,
Ni les lombrics occis par l'herbicide,
Ni les abeilles empoisonnées par l'herbicide,
Ni les rouge-gorges dégoûtés de l'herbicide,
Ni l'herbicide qui coule dans le Saguenay.



C'est ici qu'intervient
Un certain Einstein.
Albert de son prénom.
Vous connaissez?
«NOT EVERYTHING THAT COUNTS IS COUNTED;
NOT EVERYTHING THAT IS COUNTED IS WORTH COUNTING.»



Delhorno




lundi 24 mai 2010

IL Y A DOLLARD ET DOLLAR...

Lundi 24 mai. C'est congé partout au Québec et au Canada. Le reste du monde travaille.

Du temps de ma jeunesse, cet avant-dernier lundi de mai, c'était la mémoire de Dollard Des-Ormeaux que nous fêtions. Le reste du Canada, lui, fêtait la Reine d'Angleterre.

Dollard, c'est celui qui est allé combattre les Iroquois au Long-Sault, sur la rivière des Outaouais. Au cours de la bataille, il se serait emparé d'un baril de poudre dont il a allumé la mèche et qu'il a essayé de balancer sur les attaquants par-dessus la «muraille» du fortin. Il aurait manqué son coup, et le baril, au lieu d'exploser chez l'ennemi, l'aurait fait chez les Français, causant leur défaite et leur départ chez le Grand Manitou. Les Iroquois vainqueurs, dépités par la mort d'un grand nombre des leurs dans la bataille, -je tiens de mon vieux professeur de grec, "Protagoras", l'expression UNE VICTOIRE A LA PYRRHUS- auraient abandonné leurs velléités d'attaquer et anéantir les petites colonies de Montréal et de Trois-Rivières. D'où la réputation de «Sauveur de la Colonie» faite à Dollard-Des-Ormeaux. Si ma mémoire ne m'a point trahi, si l'histoire québécoise n'a point changé, -car il y a des incertitudes quant aux motifs inavoués du sieur Des-Ormeaux- voilà l'essentiel de ce que mes maîtresses d'école m'ont enseigné à Saint-Edouard.

La Reine, on s'en foutait pas mal à Port-Alfred, et nous n'étions pas les seuls au Québec. Nous n'avons jamais compris pourquoi les Anglos tenaient tant à Elizabeth. Et encore aujourd'hui, cet attachement à la Couronne d'Angleterre est largement méprisé chez les pure-laines et les ceintures-fléchées.

Depuis 2002 , ce n'est plus Dollard qu'on célèbre au Québec. Ce sont les rebelles de 1838, recyclés en «Patriotes». Ceux qui les révèrent se retrouvent sur les bords du Richelieu pour fêter une autre défaite. Dans le fond, on peut bien fêter ce qu'on veut...

Mon point? Une minienquête rapportée par TVA aujourd'hui...
-Que fêtez-vous aujourd'hui?
-Pas grand'chose... C'est plutôt une chance de se retrouver en famille, avec les enfants.
-Et vous, que pensez-vous de cette fête?
-Pas grand'chose, ce sont les Patriotes que nous fêtons, et je pense qu'il vaut mieux fêter les Patriotes que fêter le «dollar»!

Le gars qui nous a pondu cette petite merveille le jour de la fête de Dollard Des-Ormeaux était un père de famille de près de 40 ans qui s'exprimait relativement bien, avec le plus grand sérieux du monde. Peux-tu imaginer, Gibus, ce que cet énergumène a compris de son apprentissage scolaire, les loufoqueries qu'il doit enseigner à ses enfants? Tu me diras qu'il ne l'a pas appris à l'école, que ses parents n'en ont point parlé à la maison, que cette génération-là a été oubliée, je veux bien, mais il ne suffisait que de lire un peu le journal, que de regarder un peu la télé, pour être au courant de ça.
Confondre Dollard et dollar, le troisième lundi de mai, il faut le faire! Moi, je ne comprends pas. A moins qu'à mon insu, il ait été un autre de nos humoristes de haute voltige...

Delhorno

mardi 18 mai 2010

JE ME SUIS REPRIS

Oui, aujourd'hui,
Une deuxième chance...
Il est rarissime en effet
Qu'on ne l'obtienne pas
Cette deuxième chance.

Dans ma remise
Après dîner.
En train de remiser,
Justement,
Des outils éparpillés.

Mon attention
Se trouvait désorganisée
Par un bourdonnement
D'origine imprécise.

Qui sait?
Une grosse mouche,
Noire et polissonne,
Réveillée à midi
Par la chaleur de mai...

Je n'y voyais guère,
Entendais seulement.
Soudainement, rien!
Tout à fait rien,
Comme si le vent
Avait entre-ouvert
Ma porte verte,
Libérant l'insignifiante.

Je m'attelai à réparer
Cette fenêtre
Dont les fausses cloisons
Ne cessaient de tomber.

Le bourdonnement!
Mais oui, encore!
Enervant,
Déstabilisant.

C'est alors que je la vis.
Cette guêpe effrontée,
Noire, sans panache,
Une vulgaire guêpe!

Elle virevoltait
D'un carreau vitré
À l'autre,
Ne semblant s'imaginer
Que son manège incessant
Ne cesserait jamais,
Surtout pas incessamment.

Je résolus de m'en mêler;
M'emparai d'un gros bocal clair
En recherche d'emploi
Et dont la seule noblesse avait été
D'abriter cinq cent grammes
De beurre d'arachides;
Coinçai sa bouche béante
Contre la vitre où s'activait
Mon hélicoptère écervelé.

Elle s'engouffra dans le piège
Dont je vissai aussitôt
Le couvercle vert.
Vitement, j'ouvris alors
La porte verte et...
Dévissant le couvercle vert,
La rendis à son univers.

Je respirai goulûment.
Hier, poltron, j'avais fui
Le trépas d'un papillon beige;
Aujourd'hui,
-On a toujours une deuxième chance-
J'ai donné sa chance
A une guêpe vulgaire.

Delhorno





lundi 17 mai 2010

HISTOIRE TRISTE SUR LE STATIONNEMENT DU LOBLAWS DE CHICOUTIMI

Sortant ce soir de l'épicerie Loblaws...


Je ne devrais plus utiliser le mot épicerie...
Car elle n'existe plus.
Je parle ici de l'épicerie véritable,
Celle de Lucien Ouellet et de Robert Verreault,
Celle de Robert Bouchard et de Joffre Thibeault.
Loblaws, IGA, Métro, 
Dans leur antres gargantuesques,
Ont fait disparaître à jamais
Toute la poésie
Et la fraternité,
De l'épicerie du temps jadis.
Mais là n'est pas mon sujet!

Je sortais donc de chez Loblaws
Encore une fois tout à ma rêverie...
J'apportais une belle pièce de saumon
Qui se targuait d'une naissance atlantique,
Quand je ne sais que trop bien
Qu'il s'agit de saumon d'élevage
Importé de piscicultures chiliennes.
Des framboises aussi. Californiennes.
Et des mûres, tout autant californiennes.
Heureusement,
Et finalement,
Et ceci me comble,
Du lait du rang St-Joseph
Et de la crème de l'Ascension.
Oui!  Le village pas loin de St-Coeur-de-Marie!
J'ai failli semoncer un chaînon manquant
De la génération de mes enfants
Pour avoir acheté sans regarder
Et sans jamais se questionner
Du lait de Saint-Hyacinthe.
Je me suis retenu à temps...
Dieu merci!
Mais là n'est pas mon sujet.

Je venais donc tout juste de sortir...
De l'immensément grande surface
Appartenant au sieur Loblaws
Dont on ne voit jamais ici
Que les sous-fifres
Anonymes.
Robert Bouchard,
Joffre Thibeault,
Nous pouvions les voir
Sept jours par semaine,
Et le dimanche, à l'église,
Par surcroît.
Mais là n'est point mon sujet.

Yo estaba caminando...
J'étais en train de marcher...
-Merveilleux espagnol
Qui as su conserver
Ce gérondif qui, en français,
Va me manquer 
Jusqu'au dernier instant.
Mais là n'est point mon sujet!

Mon regard traînassait
Sur le sol asphalté
Quand il l'aperçut.
Humble papillon sans passé...
Avait-il assuré sa survie?
Nul ne le sait.
Vous savez, ces papillons
Qu'on ne remarque
A peu près jamais.
Parce qu'ils sont «drabes»,
Je veux dire beiges,
Sans couleur et sans panache.
Parce qu'ils ne vont pas,
Eux,
Passer l'hiver au Mexique
Au bout d'un voyage héroïque.
Il traînassait lui aussi
Sur le sol asphalté,
Caminando lui aussi,
Essayant d'au moins s'élever
De quelques pouces,
Question de rejoindre
La pelouse toute proche.
Incapable de voler
Et marchant comme un mourant.
Quel destin! me dis-je
De venir trépasser
Sur l'asphalte de Mister Loblaws...
Pas même la chance
De cesser de respirer
Entre deux brins d'herbe,
Au pied d'un amélanchier.

Mon regard n'en pouvait plus
D'une telle infortune
Et me fit m'enfuir
Alors que j'aurais dû,
Alors que j'aurais pu,
Simplement le cueillir
Et doucement le déposer,
Comme j'aurais moi-même désiré,
Au pied d'un amélanchier.

Delhorno








jeudi 13 mai 2010

SINECURE

C'est une histoire vraie. Véridique à 100%,  Gibus. Ses acteurs principaux ont passé le Styx il y a belle lurette. Je me crois donc permis de la dire sans causer préjudice à quiconque. Je l'aurais oubliée, n'eût été d'un de ces calepins que je n'ai cessé de noircir depuis mes années de Séminaire et que je viens tout juste de retrouver. Je te narre ceci de crainte de l'oublier ou d'en perdre le fil au fil des ans. Il y a en effet si peu de temps entre vivre et mourir.


Je n'étais pas encore sorti de ma naïveté quand ce trésorier de l'Association des Chirurgiens du Québec -il fut l'un des protagonistes- me la raconta en m'ajoutant d'un sourire narquois qu'il n'y avait rien d'invraisemblable dans cette vie.

«Un printemps, fin des années 90.  Réunion statutaire mensuelle de l'Exécutif du syndicat.  Un de nos membres a demandé d'être entendu par l'Exécutif.
Un quinquagénaire avancé. Chevelure grisonnante. L'air affable. Peu d'entre nous le connaissaient bien, car il était rarement venu aux réunions semestrielles de l'Association. Chirurgien depuis près de trois décades dans un hôpital insignifiant de la toute périphérie de Montréal. Il nous fit bonne impression dès le premier regard. S'avoua fatigué. Requit son transfert dans l'équipe chirurgicale d'un gros hôpital psychiâtrique de Montréal. Ceci lui permettrait d'atterrir en douceur et faciliterait sa présence aux pratiques de l'Orchestre Symphonique: il y était violoncelliste, violoncelliste de haut niveau. Nous pensâmes que nous avions devant nous une association fort inusitée: chirurgin digestif et violoncelliste! Il nous précisa que depuis vingt ans il s'était tapé les aller-retours trois fois par semaine, une affaire de près de trois heures chaque fois, histoire de ne pas manquer les pratiques de l'Orchestre. Son transfert en métropole l'arrangerait fort bien, donc. Aussi nous demandait-il d'agréer et d'ouvrir un nouveau poste dans l'équipe chirurgicale de cet hôpital; les chirurgiens déjà en place avaient même hâte qu'il arrivât!

En fait, notre violoncelliste n'aspirait ni plus ni moins qu'à une sinécure! Encore fallait-il savoir la définition exacte du mot sinécure...

Nous eûmes peine à nous retenir de pouffer de rire. La RAMQ nous avait relayé les statistiques des dernières années. Nous savions pertinemment que cette équipe chirurgicale n'opérait à peu près pas et à peu près plus. Et voilà qu'on entendait la grossir! Le gars nous avait débité son boniment avec le plus grand sérieux du monde...

Je me rappelle, mon cher Delhorno, m'être dit à moi-même:
-Voilà un bon gars, père de famille, détenteur de trois ou quatre diplômes universitaires, chirurgien d'expérience voire même chevronné, bien au fait de la vie québécoise, qui vient nous demander, le plus simplement, le plus naïvement, le plus carrément du monde, de lui donner cent mille piastres par année de l'argent des contribuables québécois pour qu'il puisse jouer du violon dans l'Orchestre Symphonique de Montréal.

Quand on dit que la réalité va même jusqu'à dépasser la fiction!»

Delhorno

mercredi 12 mai 2010

A PROPOS DU TRAVAIL

Panne d'inspiration ce matin, cher Gibus. Je te recopie ce petit texte qui te fera sourire et...

«SI UN JOUR ON TE REPROCHE QUE TON TRAVAIL N'EST PAS UN TRAVAIL DE PROFESSIONNEL, DIS-TOI BIEN QUE: DES AMATEURS ONT CONSTRUIT L'ARCHE DE NOE ET DES PROFESSIONNELS LE TITANIC.»

QUIDAM


Delhorno

mardi 11 mai 2010

LA FRANCE

«Les Allemands, qui ont été des siècles sans fonder leur empire et qui ne l'ont refondé que sur nos ruines et il y a 44 ans, sont de race et ont toujours été des hommes d'empire. Le Saint Empire germanique. Et c'est encore pour cela qu'aucune véritable philosophie de la liberté n'a jamais pu naître en Allemagne. Ce qu'ils nomment liberté, c'est ce que nous nommons une bonne servitude. Comme ce qu'ils nomment socialisme, c'est ce que nous nommons un pâle centre-gauche. Et ce qu'ils nomment révolutionnaire, c'est ce que nous nommons ici un bon conservateur.»
Charles Péguy
«LA FRANCE»

Recopié bêtement ce soir du 11 mai 2010, pour ne pas oublier ce paragraphe mais aussi pour saluer Péguy, que je n'ai pas lu depuis plus ou moins 45 ans.

Delhorno

lundi 10 mai 2010

A PROPOS DES MEMOIRES

«Les mémoires que les gens en place ou les gens de lettres, même ceux qui ont passé pour les plus modestes, laissent pour servir à l'histoire de leur vie, trahissent leur vanité secrète.»

C'est Rivarol qui a écrit cela, Gibus. Je viens de retrouver ce «statement» sur un vieux bout de papier. Qu'en penses-tu? Moi, j'ai pensé tout de suite à De Gaulle, Châteaubriand, Garcia Marquès et Gabrielle Roy, dont j'ai effectivement lu les Mémoires. J'ai cru déceler un peu de vanité chez De Gaulle et Chateaubriand, mais pas chez Garcia Marquès ni chez Gabrielle Roy.

Pourquoi Rivarol est-il si sévère, et pourquoi écrit-on ses Mémoires? Frère Untel a écrit son Journal les dernières années de sa vie, et ça ressemblait à des Mémoires... Disait lui-même écrire "pour être utile, pour instruire». D'autres écrivent pour faire de l'argent. Certains sportifs, par exemple. Engagent souvent un journaliste sportif qui retranscrira ce qu'ils n'ont pas oublié. D'aucuns ont des comptes à régler avec leur temps, avec leurs fossoyeurs, avec la vie, avec la maladie, avec tel évènement qui a marqué au fer rouge leur passage ici-bas et qu'ils voudraient bien amender en leur faveur. Quelques-uns relatent une vie exécrable comme un remède, une médication, qu'ils s'offrent à eux avant tout, aux lecteurs que nous sommes ensuite. Des vaniteux? Probablement.

LES MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE sont classés parmi les chef d'oeuvres de la littérature française. J'en ai lu le premier tome; et ne me laisse pas cette impression que Chateaubriand nourrissait de sa propre personne une très belle opinion. Plusieurs Parisiens à la mode, on les voit souvent à la télévision française, viennent eux-aussi de pondre leurs Mémoires: tel acteur, tel animateur télé. Bien ordinaires pourtant. Des vaniteux? Peut-être...

Delhorno

dimanche 9 mai 2010

LA BROUETTE

Me revoici, Gibus! Classant mes papiers d'autrefois en vue d'un déménagement, j'ai mis la main sur ce paragraphe que je m'empresse de te recopier. Je l'avais noté il y a de ça des lustres.

«Souvenez-vous de la vieille histoire de l'ouvrier soupçonné de vol: chaque soir, en quittant l'usine, la brouette qu'il poussait devant lui était soigneusement examinée, mais les surveillants ne trouvaient rien, elle était toujours vide, jusqu'à ce qu'enfin ils comprennent: ce que l'ouvrier volait, c'était les brouettes. Le penseur est celui qui a fait cette observation, celui qui n'a pas oublié d'inclure au contenu la forme elle-même.»

Celui qui a écrit ça? Un philosophe slovène, Slavoj Zizek. Un pur inconnu, en ce qui me concerne. N'empêche que l'analogie de l'ouvrier et de la brouette est pas mal bonne! Plus qu'une façon de décoder ce texte. Le fond n'est rien sans la forme. Celui qui privilégie la forme aux dépens du fond est un voleur, tout autant que son contraire, celui qui n'a que le fond sans la forme. De quelque façon qu'on retourne cette idée, elle demeure la même: le fond et la forme sont au fond indissociables. Un bon joueur de hockey est celui qui, jouant avec art, marque des buts. Il est rare en effet qu'un joueur sans élégance soit un bon marqueur.

J'y réfléchirai encore, en tout cas.

Delhorno

mardi 4 mai 2010

SENEQUE

Il y a quelques jours, mon cher Gibus, que je ne t'ai donné de mes nouvelles. Me revoici, donc, ce matin, avec un paragraphe de Sénèque. Je dois à DD d'avoir découvert l'ami et conseiller de Néron. LETTRES A LUCILIUS, voilà le titre du livre qu'il m'a offert. A lire, pour quiconque aime la vie. Sénèque y parle des vraies affaires...

«Peux-tu me nommer un seul homme qui sache que le temps a un prix, qui fasse l'estimation de la valeur de la journée et qui réalise qu'il meurt un peu chaque jour? Là est l'erreur, en effet: nous ne voyons la mort que devant nous, alors qu'une grosse partie de la mort est déjà dans notre dos; tout ce que nous laissons derrière nous de notre existence appartient à la mort. Fais donc, cher Lucilius, comme tu me l'écris: saisis-toi de toutes les heures. Ainsi, tu dépendras moins du lendemain, pour avoir opéré une saisie sur le jour présent. La vie court pendant qu'on la remet à plus tard.»

Tu trouveras ce paragraphe au livre Premier, Lettre I, Gibus.

Il s'agit donc du bon vieux CARPE DIEM. Celui qui m'a fait cadeau de Sénèque s'est aussi impliqué littérairement. Il pense sans doute que j'ai jeté son texte au recyclage... Le voici, cher DD:
«Tu apprivoises Montaigne?
Tu goûteras donc Sénèque.
Des ouvrages de petits quotidiens et de grandes sagesses.
Des passés qui se conjuguent au présent.
Posologie?
Ingurgiter à petites doses -en mode soluté, dirait ton ami Hippocrate.

Fraternelles salutations,

Didour»

Force m'est de t'avouer, Gibus, que mon cerveau trop pragmatique a découvert à vingt ans la grande vertu du quotidien bien employé. Faire au moins une chose utile quotidiennement. Il y aura trois cent soixante-cinq problèmes de réglés au bout de l'année. Et si d'aventure tu peux régler plus d'un problème par jour, le nombre d'acquis sera effarant au bout de l'année. Ainsi, on n'est pas loin d'un autre vieux proverbe latin:

«CONSACRE TES HEURES SI BREVES A DES OEUVRES IMMORTELLES»

Bonne journée, Gibus, et... Carpe diem!
Delhorno

vendredi 23 avril 2010

ARRANGÉ AVEC LE GARS DES VUES...

J'ai dû me servir de ce régionalisme hier. Est-ce que ça se disait ailleurs au Québec dans le temps que ça se disait encore? Probablement. Mes parents, mes oncles, les Saguenéens, l'utilisaient fort souvent et avec contentement, du temps qu'ils respiraient encore et qu'ils savaient encore rire. On ne l'entend presque plus ces temps-ci. Seuls s'y risquent quelques sexagénaires nostalgiques comme Delhorno et encore faut-il que l'occasion s'y prête.

Donc, «arrangé avec le gars des vues» m'est tombé du ciel hier, sans que je ne le courtise vraiment, comme ça, comme un réflexe de Pavlov enfoui dans les profondeurs de l'âme. Une émission de télévision. Au Canal V. Un programme de sports. «L'ATTAQUE A CINQ». D'entrée de jeu, un des comparses se mit à invectiver son voisin, lui servant de l'AD HOMINEM à tour de bras, l'humiliant pratiquement sur la place publique, sans que l'enjeu n'en vaille tant la peine. Il ne s'agissait en effet que du Canadien de Montréal, qui était en train de se faire laver par Ovechkin et ses Capitals. Fr. en était bouleversée.
-Comment peut-on se comporter avec aussi peu de dignité et utiliser un langage presque ordurier? Pourquoi faut-il ainsi exécuter les gens?
...

C'est alors que mon régionalisme surgit soudain.

-Peut-être est-ce arrangé avec le gars des vues?

Oui. C'était possible. Pour rendre l'émission plus attrayante, plus attirante. Friser la violence verbale. Faire un spectacle. Comme on fait un film. L'un de ces combats "extrêmes», où le spectre de la mort rôde autour de la table. Plusieurs roseaux pensants se délectent du spectacle de la mort, réelle ou virtuelle. La fin justifiant les moyens, pourquoi ne pas oser l'impensable pour accroître la cote d'écoute? En tout cas... J'en suis resté à ce niveau de cogitation.

Fr. argue que «l'arrangement avec le gars des vues» est tout simplement hors de question, qu'il ne s'agit que de gladiateurs du placotage qui tout à coup, bêtement, perdent leur contenance.
Bon!
Moi, dans le fond, ce que j'aime dans tout ça, c'est mon régionalisme. ARRANGE AVEC LE GARS DES VUES. Parce qu'il me fait sourire. C'est l'image, la figure de style, qui m'accroche. Héritage anodin de ma phratrie. J'y sens, j'y revois, toute la coquinerie de Raoul, Mutt et Lulu, le sourire qui accompagnait ces mots pourtant simples et si peu sophistiqués:
-ÇA, ÇA DOIT ETRE ARRANGE AVEC LE GARS DES VUES!

Delhorno

mercredi 21 avril 2010

PARLER POUR PARLER

Ecoute bien ça, Gibus!

Dans les vases clos des colloques, congrès, conférences, confrontations, débats, tables rondes, se manfestent:
-ceux qui exposent
-ceux qui proposent
-ceux qui déposent
-ceux qui disposent
-ceux qui supposent
-ceux qui composent
-ceux qui transposent
-ceux qui apposent
-ceux qui opposent
-bref, ceux qui posent.

Devineras-tu jamais qui a écrit ça? De Gaulle, oui, Charles de Gaulle. J'ai trouvé ça dans l'un des Max Gallo sur le Général. J'en ai pouffé de rire. Et de contentement.

La radio de Radio-Canada. Ce matin. Un Français. Vient d'achever, paraît-il, un livre fameux. Sur l'agriculture. A découvert au début des années cinquante que nous n'allions nulle part avec cette agriculture basée sur la chimie. A découvert que nous dilapidions la terre. Or, tout ce que je viens de dire et qui est l'essentiel de son livre, c'est Christine Charette qui l'a énoncé! Le Français -il est l'expert- a passé cinq minutes -c'est long, cinq minutes, à la radio- à s'introduire, à raconter sa petite histoire au moyen d'une myriade de mots qui ne menaient nulle part. En bout de ligne, l'interview s'est terminée sans que l'expert ne nous ait raconté quoi que ce soit d'intéressant voire d'important. Il était venu à Radio-Canada "pour poser".

Je t'en supplie, Gibus, écoute minutieusement ceux qui un jour prennent la parole. Rares sont ceux qui ont vraiment quelque chose à dire. Et encore plus rares sont ceux qui connaissent L'INSTRUMENT, la LOGIQUE, celle d'Aristote. Les ondes sont surpeuplées d'adeptes du syllogisme vicieux, de sophistes. Ils sont les "ceux qui posent" du Général.

Delhorno

mardi 20 avril 2010

IL S'APPELAIT DANIEL



L'histoire est fabuleuse.
Laisse-moi donc
A grands traits
Te la brosser
Car seul je demeure
A pouvoir témoigner.

Il avait à peine
Vingt-trois années.
On nous le montra
Car il ne cessait
De dépérir.
Il achevait sa vie,
Assailli
D'un sarcome ténébreux
Qui grugeait
La droite
De ses deux hanches.


Rien n'y fit.
Ni la radiothérapie,
Pas même la chimiothérapie.

Nous fûmes trois:
Carrier, Letellier et Delhorno.
Nous l'extirpâmes.
Ce ne fut pas très sophistiqué...
Ça s'appelle une HEMIPELVECTOMIE.
Mais c'était tout,
C'était seulement,
Ce qui se pouvait.
C'était il y a vingt ans.

Il survécut.
Il put,
Tout ce temps,
Sur une jambe
Et un demi-bassin,
Marcher,
Déambuler,
Courir presque,
Et même gagner
Sa vie.
A tout faire
Et faire
A peu près
Tout.

Je l'avais oublié.

Il m'est revenu hier soir
Et j'en suis encore ému.
Enormément malade,
Comme si les Dieux
N'avaient pas eu leur victoire.
Une colite ulcéreuse
Sévérissime.
Hémorragique.
Du sang rouge-clair,
Transanalement,
Sans syncope,
Sans défaillir.

Avait vomi la veille.
Saigne-t-il
De sa colite ulcéreuse
Ou de son estomac?
Je le saurai bientôt
Et saurai te le dire.

Cette histoire est véridique. Ce petit homme que la vie avait horriblement mutilé s'en était sorti admirablement. S'arc-boutant sur sa béquille archaïque, il allait jusqu'à courir dans Chicoutimi -je le tiens de sa propre soeur. Vingt ans après, une colite granulomateuse -ce n'était pas une colite ulcéreuse- faillit l'emporter et je dus -comble de l'infortune- lui enlever tout le colon, le rectum et l'anus. Il sortit de l'hôpital avec un sac sur le ventre. Quand il me revint quelques semaines plus tard -l'accompagnait sa soeur, admirative et aimante, j'en suis certain, - il souriait. Mes yeux, cherchant un prétexte, se détournèrent et... s'embuèrent.

Daniel fait partie de ces grands hommes devant lesquels mon regard intimidé se tourne vers le sol.

Delhorno