vendredi 5 juin 2009

LE CINQ A SEPT

Campbellton. Juin 2009. J'allais entrer en salle d'opération. Il était en train de griffonner sur un bout de papier. J'étais loin de penser que j'en étais le destinataire. Il me héla, finalement.
-Je t'invite à venir prendre un verre chez moi en fin de journée.
-Ok, je viendrai.
Un gynécologue mexicain. S'était entraîné à Halifax, où il avait rencontré sa femme, une fille de Campbellton. Ils avaient tenté de vivre à Mexico. Sans succès. Elle y était malheureuse et voulait revenir au Nouveau-Brunswick. Il avait cédé. Le bout de papier? Comment me rendre chez lui.

Il m'avait raconté sa petite histoire, un samedi soir où je j'avais dû réopérer une de ses malades. La plaie abdominale s'était déchirée, l'intestin grêle s'apprêtait à sortir du ventre. Il m'avait plu instantanément. Sans doute pour l'espagnol, l'affinité des latins entre eux, mais aussi pour son discours, celui d'un Vrai. Voilà pourquoi j'avais acquiescé à son invitation d'aller chez lui prendre "una cerveza".

Drôle d'assemblée...

D'abord, ce vieux chirurgien retraité, un indien (Inde) recyclé en Ouganda, médecin privé d'Idi Amine Dada; il avait dû s'enfuir des Hauts Plateaux quand le dictateur «prit sa retraite». Put se réanimer ici, en Restigouche, sans sa famille, qui était incapable d'y vivre et s'établit à Toronto, où, pourvoyeur, il combla leurs fins de mois. Un fat, rempli de lui-même. Je lui parlai de cholécystectomie laparoscopique. Il l'avait inventée! Avait découvert aussi l'appendicectomie laparoscopique! Avait amélioré les instruments en compagnie des techniciens des multinationales! Détenteur de tous les records. Cachait son regard derrière des verres fumés.

Deux Hindoux, ensuite. L'un, anesthésiste, natif de Mumbai. "The Slumdog Millionnaire" ne l'intéressait pas, car il avait observé toute cette misère durant sa jeunesse. L'autre? Je n'ai jamais pu retenir son nom. Un point commun? Les deux parlaient un anglais effroyable, corrodé par un accent que je n'avais jamais entendu.

Le gynécologue polonais ensuite. Il ne parlait presque pas. Au point que je me demandai s'il n'était pas sénile. Mais non! Le fat quitta la table à un moment donné, et je saisis ma chance. Une belle histoire. La guerre. Le ghetto de Varsovie. Avait quitté la Pologne et n'était jamais retourné. Quelques années en Angleterre. N'avait jamais pu obtenir un poste de gynécologue officiel: réservé aux sujets de Sa Majesté! C'est ainsi qu'il avait abouti au fond de la baie des Chaleurs. Soixante-neuf ans. Prendrait sa retraite incessamment. Sa femme? Une Québécoise de Matapédia! Sa patrie? Ici, le nord du Nouveau Brunswick.

Les infirmiers acadiens arrivèrent alors. Un peu criards, le sourire et le "chiac" faciles, la bière aussi... Se tenaient ensemble. Donc un cinq à sept constitué de groupuscules ethniques. Le Mexicain trônait, seul, dans le milieu de la place. Il vint me reconduire à mon auto: un heureux téléphone m'avait fourni le prétexte pour évacuer la place. Il me remercia d'être venu.
-I came because I like you, lui dis-je.

Oh! Je le sais très bien. Mon sujet est plutôt terne. Mais, vois-y, lecteur, quelque chose d'autre. La petite vie tranquille entre parlants français s'achève. Redite? Radotage? Cliché? Certes...  Peut-être.  Néanmoins, il demeure qu'en moins de cinquante ans, alors qu'au dernier quart de ma vie, je me rends compte que le monde a bien changé, que parler trois langues ne sera peut-être pas assez, que le tiers de Toronto est constitué d'Hindous et de Pakistanais, sans compter les Tamouls! Ici, au pays des Mic Macs, en moins de deux années, j'ai connu des Canadiens Anglais, des Acadiens, des Québécois, un Mexicain, des Hindous, un Egyptien Palestinien, une Musulmane portant le hijab, un Polonais, des Guinéens, un Terre-Neuvien, des autochtones de Pointe-à-la-Croix, un Français de France émigré à Montréal, un anesthésiste de Dallas, un interniste de Vancouver... J'étais le seul Québécois Francophone de ce cinq à sept. Quand on parle de solitude...

Delhorno