mercredi 20 mai 2009

LE QUART DE VIDANGES

Il fallait d'abord franchir la porte-arrière, car les vidanges, c'était toujours en arrière.   Il était là, à gauche, en sortant. Ne payait pas de mine: rouillé, bosselé, troué, malodorant.   Son passé avait été plus noble: baril d'huile livré à la Consol par une des pétrolières, refilé après usage à l'un de ses employés pour considérations indéterminées.
Par temps froid il n'y avait pas grand problème. Nous sortions rapidement, jetions négligeamment les détritus -nous disions aussi «vidanges» ou «cochonneries»- dans le "quart", replacions aussitôt le couvercle, pour réintégrer prestement la cuisine, car «l'action», c'était dans la cuisine. Aucune odeur, aucune senteur, aucun lixiviat, en raison de la température. Il fallait, chaque semaine, pousser le "quart" d'une manière ou d'une autre à l'endroit où le prendraient les éboueurs. Ceux-ci ne l'avaient pas facile... Le "quart" n'était pas petit! Il fallait qu'ils le soulèvent à deux hommes et le renversent dans la benne du camion de vidanges qui descendait la ruelle.  Ils le replaçaient ensuite à l'endroit où ils l'avaient pris. Il nous fallait le retourner à côté de la porte. Nous étions jeunes, forts comme des boeufs; il nous était facile de gérer tout ça.

Mon sujet intéresse peu, je le sais. Pas très poétique, pas très drôle. C'était la vie quotidienne, la petite vie à Port-Alfred. Nous avons fait ça des années, sans jamais maugréer, c'était ça la vie de famille: mettre le "quart" de vidanges au chemin, c'était les hommes qui faisaient ça.

Epoque révolue... Les gros contenants de métal furent remplacés par de plus légers et de plus petits, de plastic fabriqués.  Le baril d'huile des années cinquante et soixante fait partie des espèces disparues.  Les "contenants" sur roues nous sont tombés du ciel. Il suffit de les pousser sans effort sur le bord de la rue. Le camion passe tous les lundis. L'éboueur s'est travesti en technicien. Deux grands bras métalliques saisissent la poubelle, la renversent dans le compresseur à déchets et la replacent où ils l'ont pris. Le spectacle me fascine! Et ce n'est pas fini! Le terme "détritus" n'a plus son existence propre! On recycle maintenant. Le moindre carton retrouve une espèce de noblesse: il va servir à autre chose! Tout ça en moins de cinquante années.

Delhorno