dimanche 25 janvier 2009

MES MAITRESSES D'ECOLE

Non, je ne vous ai jamais oubliées. Je me rappelle de tout: de vos noms et prénoms, de cette année où vous fûtes ma "Maîtresse", de ce temps où nous nous aimions.

Collège Saint-Edouard, celui que vous aussi n'avez sans doute jamais oublié. Oui, la plus grosse bâtisse de Port-Alfred, la Consol exceptée. Port-Alfred, le vocable, a presque disparu, englouti dans l'enfer des fusions de villes et villages. Il a fait place à "La Baie", ce qui pouvait aller encore... Maintenant on dit "Saguenay", du nom de la rivière, du comté voisin et de la région. Quelle originalité! Le Collège existe encore, lui, reconditionné, c'est vrai, sur cette colline qui surplombe la Baie des Ha! Ha! et qui me parut si haute, presqu'inaccessible, ce premier jour de septembre que je la gravis pour commencer l'école.

Dieu que c'était important, dès la fin de l'été, de connaître le nom de son institutrice. Certaines étaient plus désirables que d'autres et nous n'obtenions pas toujours l'objet de nos désirs... Nos mères nous disaient que ce n'était point grave, qu'il y aurait pire que cela dans la vie, que cette maîtresse indésirée deviendrait, en raison de qualités cachées, notre préférée! On disait alors "Maîtresse d'école".

-Qui t'enseigne cette année?
-C'est la maîtresse Bureau!

Le vocable "maîtresse" dura longtemps, presque tout mon primaire et une grand partie de mon Séminaire. Les syndicats de professeurs naquirent ensuite... Nos "maîtresses" devinrent des "Institutrices" et finalement des "Professeures". Elles portèrent un uniforme un certain temps. Qui n'a plus cours. Qu'elles avaient "l'air fin" dans leur uniforme à blouse blanche! Qui étaient-elles? De jeunes femmes, au début de la vingtaine, quelques-unes plus âgées, célibataires pour la plupart, car les femmes des années cinquante "restaient à la maison" quand elles se mariaient et enfantaient. D'où venaient-elles? Du même village. Des voisines, des cousines, les filles des "Messieurs" qui travaillaient avec Mutt à la Consol.

Non, je ne vous ai jamais oubliées, mes chères maîtresses, votre souvenir, dont vous m'avez imprégné, m'a suivi au cours du demi-siècle d'ensuite. Il n'y a pas d'année au cours de laquelle je n'ai pas pensé à vous, à votre sourire, à votre patience. Et jamais je n'ai caché que je vous ai toujours aimées et admirées. Votre patience, oui, votre ardeur et votre insistance. Endurer ces cancres de ma jeunesse qui ne comprenaient jamais rien. Répéter, répéter. Dieu que j'en ai entendu de ces répétitions destinées à ceux qui n'avaient pas compris du premier coup! Et pas une fois n'ai-je senti que vous les humiliassiez, que vous les méprisassiez. Sans compter que je savais que moi, j'étais votre préféré!

Je chercherai cet amour, ne le trouverai que rarement, au cours du reste de mes années d'étude. Ce seront des hommes, des Frères des Ecoles Chrétiennes, des prêtres séculiers du diocèse de Chicoutimi et des médecins laïques qui m'enseigneront par la suite. Les hommes de cette époque, faut-il l'écrire, ne savaient pas vous faire sentir qu'ils vous aimaient; cela, je ne l'apprendrai que beaucoup plus tard.  


Première année. Gertrude. M'enseigna la "souris qui fait i". Sous son égide, -"égide", c'était le nom du manteau d'Athéna, la déesse de la sagesse, la déesse tutélaire d'Athènes- je passai mes premiers examens. "C'est mon premier de classe" susurra-t-elle à sa soeur, qui lavait la vaisselle tout à côté. J'avais été malade, en effet, et n'avais pu me présenter aux examens. Gertrude m'avait donné rendez-vous à son domicile, le soir après souper, histoire que je ne rate pas mes examens. Verrions-nous ça aujourd'hui? De retour à la maison, assis dans la chaise berçante à côté du poêle à l'huile, je racontai l'histoire à ma mère qui sembla ne pas y croire: "La maîtresse a dit que j'étais son premier de classe!" Elle n'enseigna pas tellement longtemps, à ce que je sache. Se fit infirmière à Québec. Je ne l'ai jamais revue. Probablement décédée.

Deuxième année. Suzanne. Ses cheveux étaient crépus, d'un noir-corbeau. Je ne saurai, que bien des années plus tard, qu'elle était créole. Son père, Ernest, était venu de Martinique ou de Guadeloupe travailler à la Consol. Je deviendrai ami avec ses deux frères, Emile et Michel. Deuxième année sans histoire. Oh! Si! Ce petit garçon qui était assis dans le même banc que moi et que j'aimais bien... Il ne termina pas l'année. Malade. Bien des années plus tard, j'apprendrai qu'il avait souffert de tuberculose, qu'on l'avait envoyé au sanatorium. Il dut reprendre sa deuxième année deux ans plus tard.

Troisième année. Monique. Dieu qu'elle était belle. Toujours bien mise. Rouge à lèvre et parfum. Elle sentait bon. Elle était la soeur de ma tante. Je me rendis compte durant son année que les femmes existaient, et que je les aimerais. Elle se maria avec une espèce de taupin d'Arvida, un rustre, et toujours je me demanderais, sans doute par jalousie, ce qu'elle lui avait trouvé.

Quatrième année. Cécile. Sans doute celle qui m'aura le plus marqué. Par sa bonté, d'abord, laquelle transpirait de son être. Par sa patience et son insistance, ensuite: elle voulait tant que nous apprenions. Cécile, liras-tu jamais ce blogue? Tu me fis prendre conscience, -était-ce prémédité? par quelle prémonition?- des talents qui m'étaient venus avec la vie, un matin qu'après des semaines d'absence, j'avais pu quand même demeurer le premier de ta classe. Non, Cécile, je ne t'ai pas oubliée. Je penserai à toi tout au long des cinquante années suivantes. Mon souvenir aura été bourré de respect  pour ce que tu fus pour moi. Nous perdîmes un élève, cette année-là. Roger... Tumeur au cerveau. Mon premier contact avec la mort. Malade peu avant Noël, il n'était plus là au retour, après le Jour de l'An. Ma mère avait été élevée à côté de la maison familiale de son père. Il n'y avait pas de salons mortuaires à cette époque, de sorte que toute la classe défila à la queue leu leu devant le cercueil de Roger dans le salon familial. Te rappeles-tu, Cécile, de cet après-midi où j'avais laissé une gomme sur le siège de Serge G. qui étrennait de belles culottes d'étoffe? Il en était fort offusqué, pour ne pas dire enragé. Quant à toi, tu n'étais pas très contente.

Cinquième année. Année curieuse. Victorine. Elle ne termina point l'année. En fait, elle la débuta à peine. Une blondinette. Toute petite. Elle peinait à obtenir en classe qu'on l'écoutât. Que devint-elle? Mystère et boule de gomme! En tout cas, chère Victorine, c'est à toi que je suis redevable d'avoir fréquenté une première fois l'Encyclopédie. Tu m'avais apporté ces gros livres de ton domicile. Et, je t'ai toujours respectée par la suite. Nous avons eu quelques remplaçantes les semaines qui suivirent. Après Noël, si ma mémoire ne me joue pas de tour, c'est Cécile qui termina l'année de Cinquième.

Sixième année. Marguerite. Je te prie, Marguerite, pardonne-moi. Je ne fus pas un élève très gentil. En fait, il me manqua cette année-là la plus grande qualité de l'élève, selon Thomas d'Aquin: la DOCILITE. J'étais, comme disait ma mère, rendu à l'âge ingrat. Vers la fin de l'année, je fis part à Marguerite que mon frère et moi entendions jouer au golf l'été qui s'en venait. Elle me dit qu'ils avaient à la maison des bâtons de golf à vendre. Je relayai l'information à Mutt et Lulu. C'est ainsi que nous achetâmes des bâtons de golf en bois. Oui, en bois! Les tiges étaient de bois fabriquées. Les cuillers étaient en fer, un fer un peu simpliste, un peu primaire, par les standards d'aujourd'hui. Dédé et moi partagions un sac et nécessairement nous allions jouer ensemble. Nous apprîmes le golf tout seuls. Dès les débuts, je développai un "slice" qui me suivrait des années et j'en serais des années humilié! Le Taon, notre jeune frère, troqua ces bâtons de bois en notre absence, quelques années plus tard. Tu n'aurais jamais dû, Le Taon, car j'en ai vu de semblables au musée du golf à St-Andrews.

Voilà. Comment conclure? Je crois avoir tout dit. Le pire, c'est de ne les avoir jamais revues. De n'avoir jamais eu l'occasion de dire "Merci! Merci mille fois, du meilleur de moi-même!" Sauf à Cécile, que j'ai rencontrée à quelques reprises et pour laquelle j'aurais grimpé l'Everest. Auront-elles jamais su qu'elles m'ont accompagné toute ma vie d'adulte et que je leur suis redevable d'un bonne partie de ce que je suis devenu?

Delhorno

vendredi 23 janvier 2009

1759

C'est à la petite école, au collège Saint-Edouard, que j'ai eu vent de l'affaire. Les Français, dont nous avions été, étaient les bons. Les Anglais étaient les méchants, nos ennemis et des sans-coeur  dont les descendants habitaient maintenant sur les hauteurs de Port-Alfred et commandaient à nos parents à la Consol. Les Français auraient été trahis par un des leurs, qui aurait dévoilé aux Anglais comment monter sur les Plaines. A partir d'alors, nous avions été les vassals des Anglais, qu'il fallait détester.

Ce n'est que plus tard, au fil des ans et des lectures, que j'apprendrai la vérité.
1. La Batailles des Plaines fut perdue par les Français en raison de leur propre incurie. Le Canada et l'Amérique Française du Nord n'intéressaient que fort peu le roi de France, qui n'y fit point parvenir les navires,  les troupes et l'intendance nécessaires à sa défense.
2. Les Français n'étaient pas blancs comme neige dans cette affaire: ils avaient sévi en Nouvelle-Angleterre, attaquant les villages et massacrant les populations de concert avec les Sauvages.
3. La tactique du marquis de Montcalm, ce matin de septembre, est discutable: n'aurait-il pas pu laisser les Anglais hors les murs et les laisser geler dehors davantage. N'a-t-il pas précipité le combat?
4. Le Canada n'était pas perdu après les défaites de 1759 et 1760. La France, qui eut le choix, préféra garder la Martinique et la Guadeloupe.
5. Nos ancêtres, quelques années plus tard, firent front commun avec les vainqueurs anglais quand les Américains attaquèrent au sud de Québec et à Châteauguay, sous prétexte de libérer les Canadiens.
6. Le sang de plusieurs Québécois actuels est "contaminé" du sang des vainqueurs de 1759: ceux-ci, en grand partie, restèrent parmi nous et marièrent des Québécoises. Les Blackburn, par exemple, qui ont proliféré en Charlevoix et au Saguenay.
7. Ce sont malheureusement des Anglos qui ont bâti le Saguenay que nous connaissons. Nous n'étions que des cultivateurs sans-le-sou jusqu'à l'arrivée des papetières et d'Alcan. Ils ont changé le mode de vie chez nous. C'est à leur exemple que nos fils sont devenus ingénieurs et comptables.
8. Les Anglos nous ont apporté le golf, le curling et leur langue. Qu'y a-t-il de mal à parler deux, et plus de deux langues?
9. La civilisation anglo-américaine est, à bien des égards, admirable et comparable, sinon supérieure à celle des Français de France.
10. On commémore annuellement en Europe des batailles célèbres: Waterloo, Austerlitz. Des "belligérants" des deux côtés, gagnants comme perdants, s'y rendent spontanément. Je n'ai pas entendu le Président français déchirer sa chemise sur la place publique parce que des Français revêtaient les uniformes de l'Empire pour aller revivre Waterloo contre Prussiens, Russes et Allemands.

La Péquiste Agnès Maltais et plusieurs politiciens québécois fustigent présentement ceux qui vont participer ou simplement regarder une reconstitution de la défaite de 1759. Ont l'air d'oublier que, bien reconstituée, la défaite des Plaines pourrait se transformer en victoire sur le plan économique et touristique... Finalement, en ce qui me concerne, la défaite de 1759 est oubliée et enterrée. J'admire Français et Anglais, dans ce qu'ils ont de mieux, je parle les deux langues, et... "JE ME SOUVIENS QUE, NE SOUS LE LYS J'AI GRANDI SOUS LA ROSE."

lundi 19 janvier 2009

L'UNIVERS M'EMBARRASSE...

...ET JE NE PUIS SONGER
QUE CETTE HORLOGE EXISTE
ET N'AIT POINT D'HORLOGER.



C'est de Voltaire. Titre ronflant, probablement même prétentieux, quand mon lecteur jaugera la hauteur et la profondeur de mon propos du jour. En d'autres termes, qui tire les ficelles?  Mais surtout, y a-t-il vraiment quelqu'un qui tire les ficelles?



Je jouais du saxophone baryton dans l'orchestre de jazz du Petit Séminaire entre 1961 et 1965. Saxophoniste médiocre, j'aimais néanmoins la musique. Je n'avais pas encore compris à cet âge qu'il faut mettre du temps pour atteindre l'excellence. J'ai saxophoné quatre ans en effleurant mes partitions, sans pratiquer mes solos plus qu'il ne fallait, coupable donc de maints silences durant les prestations de l'orchestre, imputable de plusieurs fausses notes. Mais là n'est pas mon propos.



J'aimais le jazz. Pas facile, à l'époque, d'en dénicher des partitions à Chicoutimi. En fouillant dans les archives de l'orchestre, tout à fait par hasard, j'aperçus un cahier jaune défraîchi, dont plusieurs pages étaient collées les unes aux autres. Comment ce cahier délavé, défraîchi, repoussant même, attira-t-il mon regard? "SWING STUDIES", tel était le titre. Partitions pour saxophone. La musique du Régiment du Saguenay venait tout juste de me prêter un saxophone ténor. Le cahier tombait du ciel! Un morceau entre autres m'appâta: BAYOU BALLAD. Pas de dièse, pas de bémol, rythme régulier, un blues standard. J'arrachai le consentement du directeur: il me prêta le cahier, que j'apportai tout de suite chez moi. Il ne le revit jamais.

SWING STUDIES comportait une quinzaine de pièces. BAYOU BALLAD fut le seul morceau que je fus capable d'interpréter. Les autres étaient, pensai-je alors, beaucoup trop difficiles. Peu de temps après, quittant le Saguenay, je dus remettre mes saxophones. Mes feuilles de musique restèrent chez mes parents, qui les conservèrent minutieusement. Québec, Minneapolis, Chicoutimi, Montréal, Chicoutimi, tel fut mon parcours. A la mort de mon père, ma mère me demanda de prendre avec moi les souvenirs du passé; ils gisaient dans des boîtes de carton dans le sous-sol. SWING STUDIES faisait partie du lot! Je n'avais plus de saxophone... La musique, j'avais remisé ça bien loin dans la liste de mes priorités! J'ignore ce qui se passa. Incapable de jeter SWING STUDIES, ainsi que quelques autres feuilles de musique. Je n'avais pourtant aucune intention de... La boîte me suivit...

Noël 2007. Quarante ans plus tard! Je simili-réveillonne à Québec, chez mon frère cadet. La plus jeune de ses filles me montre son saxophone alto. Je l'essaie, à tout hasard. Je retombe en amour sur-le-champ. On est obligé de m'arrêter. Ma musique enterre les conversations. Je me dis que j'aurais maintenant le temps de pratiquer...

Quelques mois plus tard, j'acquérais un saxophone alto. Il me fallait reprendre à zéro. J'avais besoin des cahiers de mon adolescence, ces cahiers qui ne m'avaient jamais quitté! Je les retrouvai quelque part dans le sous-sol de ma maison. SWING STUDIES y était, ainsi que les deux sonates de Mozart que j'avais tant aimées! Et je me mis à pratiquer. "Quarante ans trop tard", me disaient mes doigts arthritiques. Tu sais quoi, lecteur? Quarante ans trop tard, j'arrive à jouer presque toutes les pièces de SWING STUDIES.

Dis, lecteur, qui tire les ficelles? Y a-t-il un horloger?

Delhorno

dimanche 18 janvier 2009

CE QU'IL FAUT POUR VIVRE

Titre du film. Va représenter le Canada à la prochaine cérémonie des Oscars. Benoit Pilon, le cinéaste. Tout ça ne me disait pas grand'chose, jusqu'à ce que je visse quelques images prémonitoires à la télévision. Cet Inuit. Nous disions "Esquimau", il n'y a pas si longtemps. Une scène de mon passé d'étudiant en médecine me revint subitement, que j'avais pour ainsi dire complètement occultée de mon âme...

1967 ou 1968. Hopital du Saint-Sacrement. Rue Sainte-Foy. Québec. Je suis en troisième année du cours de médecine. On commence à nous introduire dans les hôpitaux. Nous y pratiquons l'acquisition de l'anamnèse (histoire du cas) et nous familiarisons avec l'examen physique.

Ce matin-là, nous sommes une dizaine d'étudiants. Insouciants. Insouciance de la jeunesse. Pourquoi nous étions là, ce matin-là, je l'ai complètement oublié. A un moment donné, l'instructeur nous annonce que nous allons pratiquer la technique du toucher rectal et de la palpation prostatique. Nous sourions bêtement, un peu nerveusement. Certains y vont de tirades sarcastiques.

Il nous emmène donc dans cette grand'salle triste et sombre, vestige d'une autre génération. L'infirmière nous apporte des gants caoutchoutés ainsi qu'une gelée adoucissante qui va faciliter l'examen. Il se déporte ensuite vers un lit retiré dans le fond de la salle. Le patient est un Esquimau! C'est le premier que je vois en chair et en os depuis ma naissance! Indélicatement, l'instructeur -c'est un médecin, ne pas l'oublier- ordonne au monsieur de se tourner sur le côté gauche et de baisser son pyjama. Il s'exécute, d'un sourire que jamais je n'oublierai. Nous voilà donc, les dix étudiants en médecine, en train d'enfoncer notre index. L'homme du Nord ne dira pas un mot, n'élèvera pas la voix, jamais ne s'objectera. Moi, je m'exécuterai, maladroitement, nerveusement, et me retirerai aussitôt pour donner l'accès au suivant. Je ne crois pas avoir remercié le monsieur. J'oublierai ces instants aussitôt, et ce n'est que beaucoup plus tard, quand j'aurai lu davantage, quand j'aurai vu mourir, que je me mettrai à réfléchir.

Pas un Québécois de souche n'aurait accepté de se faire servir un toucher rectal par dix étudiants à la queue-leu-leu... Cela, l'instructeur le savait très bien. Il avait profité de la faiblesse de l'Inuit pour lui imposer cette humiliation. Je suis sûr et certain que l'instructeur n'a jamais imaginé qu'il était en train d'humilier un homme. Plutôt, il était fier de son coup, car sans cela il lui aurait fallu trouver dix Pure-laine qui, chacun, auraient accepté un toucher rectal à des fins d'enseignement. L'Inuit ne disait pas un mot de français, baragouinait l'anglais comme un Basque l'espagnol; il était si loin de ses banquises. Quant à nous, comme des nigauds, nous ne protesterions pas, et je doute qu'aucun d'entre nous ne mettrait jamais en cause la moralité du geste. Car, c'est le point de mon écrit du jour, il s'est agi ce matin-là d'un beau cas de ségrégation raciale, d'un magnifique exemple d'irrespect de la personne. Je n'ose repenser à mon ineptie de ce matin-là... Je n'aurai réagi que quarante ans plus tard, quarante ans ans trop tard.

A vingt-quatre ans, j'ignorais que les Inuit étaient venus en Canada de Sibérie à une époque où le détroit de Béring était gelé, il y aurait de ça vingt mille années. Je ne m'étais jamais rendu compte du fait que ces hommes et ces femmes avaient survécu dans cet univers hostile, que des générations de leurs ancêtres étaient morts de faim et de froid. J'étais loin de comprendre que la simple présence de cet Inuit dans un lit obscur de l'Hôpital du Saint-Sacrement témoignait d'une épopée admirable. Aurais-je dû savoir sur-le-champ que notre Inuit était notre égal et que jamais nous n'aurions dû lui imposer une humiliation qu'un Pure-laine n'aurait acceptée?

J'irai voir ce film avec le plus grand des respect, et une teinte de honte.

Delhorno