lundi 24 octobre 2011

MES SOULIERS EN PEAU DE CHAMEAU

Je me laissais dandiner par mon dromadaire.
Désert de Tunisie. Il y a de ça une dizaine d'années. Je rêvassais...

Le pays des Carthaginois. Ce que le frère Raymond m'avait enseigné en 1957: Jugurtha, les guerres puniques, Marius, Hamilcar Barca, Hannibal, Carthage, Caton l'Ancien, «Carthago delenda est», Cannes, les délices de Capoue, le lac Trasimène, les éléphants de combat...


C'est alors que je vis ses souliers. Gris, mous, mince semelle de caoutchouc, motif punique sur le dessus. Je lui demandai où il les avait pris.
-On les fabrique ici, tout près, dans la ville que tu vois là-bas.
-Est-ce facile d'en acheter?
-Si. J'irai t'en chercher une paire cet après-midi. Quelle est ta grandeur?

Lui, c'était notre guide. Trois dromadaires. Un pour elle, un pour moi, un pour lui. Excursion que je n'oublierai pas de sitôt. Il parlait un excellent français, mais ne comprenait rien de ce que je lui disais. Paradoxalement, il comprenait tout du langage de Francine! L'affaire tenait du burlesque. Ma femme et moi venons de la même ville saguenayenne et parlons le même accent. Au détour d'une dune, il osa même demander à Francine quelle langue je parlais!

Toujours est-il qu'en début de soirée il m'arriva avec ma paire de souliers en peau de dromadaire. Ils m'allaient comme un gant et c'est en leur compagnie que je terminai ma visite du pays d'Hannibal Barca.

L'année d'après, j'apporterais mes souliers de peau de dromadaire à mon condo de République Dominicaine. Souliers idéaux pour un pays chaud! En avril, sur le point de retourner au Québec, je les laissai dans le placard de la grand'chambre, certain qu'ils y seraient en sûreté. Six mois plus tard, début novembre, ils avaient disparu! Durant l'été, des ouvriers haïtiens avaient effectué des réparations au condo Once. L'un d'entre eux, sans l'ombre d'un doute, s'était épris de mes souliers puniques. Chaque fois que je regarde ce placard, je cherche en vain mes souliers désertiques et ne cesse d'interroger le néant:
-Comment un homme peut-il en arriver à voler les souliers d'un autre homme?
On peut bien voler de l'argent, une montre, un vélo, une tarte ou des galettes sur le bord d'une fenêtre. Mais les souliers d'un autre? C'est la deuxième fois qu'en République Dominicaine on me vole mes souliers!

Mon frère Gilles me répondrait sans doute:
-C'est la loi des vases communicants qui s'applique ici, mon cher Delhorno. Si on t'a volé tes souliers, c'est que tu en avais une paire de trop!

Delhorno

lundi 17 octobre 2011

SOUPER TONKINOIS



J'ai soupé chez Kim ce soir. Rue Water à Campbellton.  Kim est Vietnamienne, mais elle tient restaurant chinois. Pour se donner bonne conscience, elle offre un menu bipartite, chinois et... vietnamien. Quand on sait que les deux races se détestent! Je n'avais pas mangé chez Kim depuis presque deux ans. Je me suis dit qu'un peu de riz et de soupe Wonton ne me feraient pas de tort, d'autant plus que je dois passer des prises de sang demain.

CHEZ KIM n'est pas un resto «très cela»... Tout y est brun, sombre, du plafond au plancher, en passant par les murs et le mobilier. L'éclairage jaunit l'air ambiant d'une telle manière que je me suis senti rendu dans l'Empire du Milieu. Une vingtaine de personnes sont déjà attablées, des femmes! En fait, je serai le seul mâle que CHEZ KIM accueillera ce soir. Est-ce là l'explication du généreux sourire dont me gratifie Kim en me présentant son menu? Seule Kim pourrait répondre à cette question...

CHEZ KIM, c'est le restaurant de l'humilité. Tout y respire, tout y inspire l'humilité! Une seule serveuse, Kim, qui s'affaire, asiatiquement, à pas menus, sans jamais élever la voix, sans jamais s'arrêter un seul instant. Un seul cuisinier, là-bas, tout au fond du logis, qu'on devine sans jamais le voir plus qu'un seul instant. Aucun bruit insolite, sauf les éclats sonores intempestifs des quelques anglaises qui s'attardent. Et, soudainement, quand le silence vient à s'imposer, NEW YORK-NEWYORK chante, à travers Liza Minelli, puis, au moment où le dîneur s'en attend le moins, LE PRINTEMPS, de Vivaldi! Peut-on croire? Dans un restaurant chinois, à Campbellton, au beau milieu de nulle part?

La soupe Wonton sera parfaite. Le riz aussi. Il me semble que seuls les asiatiques savent frire le riz. Kim viendra interrompre, me demandant d'un anglais nasillard si le repas est mangeable. Les boules de poulet sont meilleures que jamais. Je me dis que j'aurais dû revenir bien avant. Le café sera un peu tiède, mais bon! Il y a pire que cela dans cette vie.

J'ai cogité durant tout le repas, d'autant plus que pesait à ma solitude le décès, ce matin, de Buddy, le chat himalayen de Jérôme. Quelle est cette sorte de vie qui vous fait tenir, à mille et mille lieues du Tonkin ou de la Cochinchine, un petit restaurant chinois dont la plus grande vertu est son humilité sombre et brune? Refaire sept jours sur sept la soupe Wonton, le riz frit, les boules de poulet et les rouleaux impériaux? Et sourire malgré tout à ce gros docteur au faciès bouffi et fatigué?

Kim n'a effectué qu'un changement dans son restaurant depuis deux ans: ce soir, elle avait mis du rouge sur ses lèvres!

J'ai payé l'addition, remercié mon hôtesse, laquelle, me gratifiant d'un dernier sourire bienveillant, m'a donné en retour un chiffon humide pour nettoyer mes doigts ainsi qu'un tout petit, je dirais même minuscule, bonbon aux fraises.

Je suis sorti trop tôt, sans avoir eu le courage de demander à Kim:
-Etes-vous heureuse, Madame?

DELHORNO

ALEXIS LE TROTTEUR

Ça s'est passé à Kedgwick hier. Kedgwick est un village forestier situé en plein coeur de la forêt domaniale du nord du Nouveau-Brunswick. L'équivalent québécois de Kedgwick pourrait être Chapais. Encore te faudrait-il savoir, Gibus, ce qu 'il faut savoir à propos de Chapais...

J'appellerai mon patient Alexis, en souvenir d'Alexis Le Trotteur... Alexis, donc, est un vétéran de l'armée canadienne, étiqueté "Post-Traumatique".

-Alexis, l'infirmière m'a indiqué que vous prenez des médicaments pour un problème psychiatrique. Quel est votre diagnostic?
-Post-Traumatique!
-Seulement ces deux mots?
-C'est ce qu'on m'a dit.

C'est aussi ce que m'a corroboré son épouse:
-Il est «Post-Traumatique»

Durant mon séjour à la Commission des Lésions Professionnelles du Québec, j'avais eu l'opportunité d'étudier sommairement le «Syndrome de Stress Post-Traumatique». Alexis avait été déployé en Serbie quand il faisait partie des Forces Armées Canadiennes. Le syndrome était apparu à son retour.

L'Etat l'avait pensionné, conséquemment. Réactions dépressives itératives, troubles d'adaptation, médication chronique, allergie à la vie civile normale.

Alexis a soudainement décompensé hier, victime de pressions familiales.  Il fallait rentrer le bois de chauffage pour l'hiver, c'est hier que ça devait se faire, ses parents n'en démordaient pas. Alexis filait mal, n'avait pas du tout l'intention de rentrer le bois de chauffage, d'où l'imbroglio.

Alexis s'en est sorti... en sortant de la maison par la porte d'en arrière et en se mettant à courir dans les champs derrière vers la forêt des environs! Voilà la famille qui court derrière Alexis, craignant pour sa survie, craignant le suicide. La poursuite a duré deux heures! A la fin, exténuée, la famille a appelé la Police Montée. Celle-ci s'est amenée en force et a tout de suite lâché son limier le plus futé :  Rex, un berger allemand réputé pour sa pugnacité. Ainsi se termina la course folle d'Alexis Leblanc: on le retrouva couché dans la mousse automnale, le mollet droit pris en tenaille par la mâchoire du meilleur ami de l'homme!

Que fais-je dans cette galère? C'est moi qui ai recousu hier soir, entre minuit et trois heures du matin, les déchirures du mollet droit d'Alexis Leblanc. Je me suis dit tout ce temps-là qu'à Kedgwick, le 26 septembre, au milieu de nulle part, la réalité avait dépassé la fiction.

Delhorno

RETOUR AU MOYEN-AGE...


Venus de Coaticook chasser l'orignal à l'arbalète sur les hauteurs matapédiennes. Ils étaient quatre. Ce matin deux d'entre eux avaient atteint un orignal d'une flèche et s'étaient élancés à sa poursuite. La suite est nébuleuse... Méprise de l'un des compères... Il tira une flèche en direction de ce qui lui semblait leur orignal blessé par la flèche précédente. Ce fut son ami qu'il atteignit! Le trait transperça Luc d'arrière en avant, dans le flanc gauche. Le blessé put marcher quelques cinq minutes. Le chemin forestier n'était pas bien loin, en effet. De là, ils atteignirent Pointe-à-la-Croix, d'où une ambulance l'amena à l'Urgence de l'hôpital de Campbellton.
Il gisait sur la civière des cas en détresse. Je vis aussitôt qu'il me fallait l'opérer sur-le-champ. Du sang bleu-noir coulait sans cesse par la plaie abdominale gauche. Je lui expliquai ce qu'il devait savoir. Il était calme, peu souffrant. Son coude gauche était ouvert, par surcroît.

Je pus tout réparer, malgré tout. Le projectile avait épargné les organes nobles. Je sortis du bloc en marchant, trois heures plus tard, moi qui avais coutume de le faire en boîtant avant mes deux genoux de fer.
Ils étaient là qui m'attendaient. Les trois compagnons de chasse, plus deux limiers de la Sûreté du Québec. C'est à cet instant précis que je vis ses yeux! Oui. Ceux de celui qui avait tiré le trait malheureux. Je ressentis instamment, comme par un effet de vases communicants, toute la détresse qui les embuait. Son regard buvait mon discours.

Le limier de la Sûreté était tout aussi heureux! L'hypothèse d'un meurtre déguisé en accident de chasse venait de s'évanouir et l'enquête s'en trouvait fort simplifiée...

Je m'en retournai écrire mes ordonnances en remerciant Zeus, Hera, Esculape et Hippocrate de m'avoir permis une fois de plus d'exercer ce que je considère le plus beau métier du monde.
Delhorno


CHEZ ELLEFSEN


Marcel m'avait mis au parfum. Venait d'ouvrir à Montréal, coin St-Denis et St-Zotique, un café «scandinave», nommé ELLEFSEN. Surprit ensuite mon regard, quelques dix jours plus tard, cet article de La Presse corroborant essentiellement les informations marcelliennes et brossant à grands traits la pseudo-saga d'Olaf Ellefsen, ce matelot danois qui, au tournant du 20e siècle, se jeta à l'eau devant St-Fulgence, nagea deux ou trois milles, fut recueilli par un cultivateur du village, devint amoureux d'une des filles de l'habitant et devint l'ancêtre d'une multitude de descendants.
Eh bien! Olaf Ellefsen est devenu restaurateur sur St-Zotique! Sa photo, grandeur presque nature, trône sur le mur de la grand'salle du restaurant. Il y ressemble comme deux gouttes d'eau à Paul Rasmussen, cet autre matelot danois qui demanda droit d'asile au Saguenay au début du XXe siècle... Mais ceci est une autre histoire
Le proprio du Café Scandinave n'est pas un Ellefsen. Il se nomme Simon Thibeault et je le soupçonne d'être de Grande-Baie... Je l'ai suspecté  d'être un Ellefsen par sa mère ou l'une de ses grand-mères... et donc petit-fils ou arrière-petit-fils d'un fils ou d'une fille d'Olaf. Malheureusement, il était absent ce midi et j'ai dû m'en remettre aux confidences de la fille du bar, une polissonne qui poussa l'audace jusqu'à parler d'Olaf Ellefsen avec l'autorité, pour ne pas dire la suffisance, d'une historienne de haute voltige!
Le menu du restaurant Ellefsen est fort sommaire. Quelques propositions écrites avec l'alphabet danois m'ont fait suspecter qu'il pouvait s'agir là de hareng ou d'anguille fumés et je les ai repoussées poliment. Deux sortes de poissons, dont du bar, lequel vient tout juste de se réapproprier le fleuve St-Laurent. Je me suis dit qu'il devait s'agir de bar d'élevage ou d'importation et je me suis éloigné tout autant de ces suggestions. Au bout du compte, tenaillé par une faim intraitable, j'ai choisi un «pâté de viande» ressemblant à de la tourtière. La fille du bar m'avoua candidement que, faute de tourtes et de venaison, ils avaient tenté de se rapprocher le plus possible de la tourtière originelle avec des viandes ayant cours à Montréal. A vrai dire, c'était mangeable, mais ça ne faisait pas le poids avec les tourtières à la saguenéenne.  
Le restaurant était plein ce vendredi midi. Des jeunes surtout, partageant le repas de leurs portables. Un café et une tourtière m'ont couté $20.00, sans compter le pourboire.
Le Saguenay compte plusieurs de ces arrières-neveux scandinaves qui n'ont plus de Viking que le nom... Olsen, Dahl, Pettersen, Rasmussen, Ellefsen, et j'en oublie probablement quelques-uns. Leurs ancêtres n'en pouvaient plus de vivre sur les terres d'Eric le Rouge et ont débarqué sur nos rivages. Aujourd'hui, ces Danois et Norvégiens se pètent les bretelles avec leurs origines exotiques (Val Rasmussen, par exemple), oubliant à travers leurs grands sparages que les mariages de leurs pères avec des québécoises ont à ce point dilué leur sang viking qu'il n'en coule presque plus dans leurs veines, et qu'en contrepartie ils sont beaucoup plus québécois pure-laine qu'ils ne l'auront jamais souhaité.  A bien y penser, il se pourrait que, Normand de Normandie par mon ancêtre Robert Dufour, je sois plus viking que ces «North Men» saguenéens, si l'on tient compte du fait que la Normandie fut envahie par les hommes du nord au IXe siècle et qu'il est fort possible que mon génome ressemble à ceux d'Eric le Rouge et de ses fils.    Il en va ainsi  pour les Dufours, en passant. Je me suis rendu compte, il y a quelques décades de cela, que le génome de Gabriel-Robert (1690), après plusieurs années de métissage avec des Gagnés, des Boissoneaults, des Harveys et des Tremblays, devait s'en trouver fort blêmi et que ne devait pas exister une telle rareté qu'un «vrai Dufour».
Toujours est-il qu'en sortant de Chez Ellefsen je me suis pris à penser que je venais d'assister à une grande arnaque scandinave. Un peu plus, et le fait divers que fut le plongeon d'Olaf Ellefsen dans les eaux du Saguenay, aurait pu se retrouver dans l'une des Sagas Viking ou même dans l'Iliade ou l'Odyssée. J'ai même poussé ma cogitation au point de remercier mon génome dilué de pure-laine de gouttière de m'avoir fait garder l'oeil ouvert, et le bon! Ceci me permet, Gibus, ô mon lecteur, de te rappeler que très peu d'entre nous descendent de la cuisse de Jupiter...
Sans rancune, chers Vikings, et bonne fin de semaine!
Delhorno