Aux alentours de vingt-deux heures, la Santa Fe noire se gara devant la grande porte de l'hôtel. La jeune femme sortit aussitôt par la portière avant droite, alluma prestement une cigarette dont elle respira goulûment la fumée grisâtre, déambula quelques instants sur les trottoirs adjacents, jeta finalement le mégot dans un gros cendrier de métal noir et entra dans l'hôtel.
Le conducteur -une conductrice- ouvrit sa portière à peu près au même moment. Prestement elle aussi, elle fit quelques pas de côté, ouvrit la portière arrière gauche et saisit une mallette que lui tendit l'homme, un sexagénaire ventripotent qui peinait à s'extirper de là. La dame enveloppa la mallette d'une couverture grise et enfouit aussitôt le paquet sous sa cape grise. Un loustic observant la scène n'aurait pas compris le rationnel de cette démarche. Elle entra alors dans l'hôtel, avisa un divan rouge-vin placé un peu en retrait par rapport au comptoir de la réception, y déposa la mallette toujours enveloppée d'une couverture grise et s'en retourna vers la Santa Fe.
Pendant ces instants, le sexagénaire ventripotent avait réussi à s'extirper de la porte arrière gauche. Il avait conclu la manoeuvre d'un soupir profond, un soupir de soulagement. Il s'affairait aux valises quand le groom lui demanda les clefs du véhicule, de sorte qu'il pût aller le garer dans le stationnement intérieur. Il ne les avait pas, ces clefs, c'est sa femme, selon lui, qui les avait. La conductrice se pointa à cet instant.
-Fr., peux-tu donner les clefs de l'auto à monsieur pour qu'il puisse la garer?
Elle ne les avait pas non plus. Eut beau scruter le sol des environs, fouiller son sac à main, les poches de sa mante, les poches de son pantalon, examiner le siège du conducteur et la fente du démarrage. Qu'en avait-elle fait? Elle perdit sa contenance alors. S'affola, et affola son mari, qu'elle tenta d'accuser du méfait! Il était cependant évident que le mari n'avait pas touché aux dites clefs, car les deux femmes, lors de l'arrêt à mi-parcours, l'avaient relégué à la banquette arrière gauche, d'où il n'avait point bougé. La dame dut se résoudre à s'autoaccuser, ce qui de toute évidence ne faisait pas son affaire... Petite étincelle soudain! Elle rentra dans l'hôtel et, ouf! retrouva le trousseau de clefs dans le gros sac blanc de chez Simons. Elle ressortit derechef et, soulagée, donna les clefs au groom qui se chargea d'aller garer l'auto.
Rentrée aussitôt dans l'hôtel, elle retourna au divan, saisit la poignée de la mallette et nota intérieurement
-Mon Dieu que cette mallette est devenue tout à coup légère...
Il te faut à ce point savoir, cher Gibus, que ces hôtels réputés luxueux -et particulièrement celui-là- interdisent à leurs hôtes d'être accompagnés d'animaux de compagnie, chats, chiens ou porcelets. Or, dans cette mallette qui était plutôt une petite valise ajourée, à poignée, destinée à faire voyager un animal de compagnie, se trouvait Rémus, la chatte de quinze ans de la dame de soixante ans, laquelle avait décidé que Rémus irait passer la semaine suivante à Campbellton et que nul hôtelier de la Capitale Nationale, même ce Jaro de luxe, n'empêcherait Rémus de dormir à Québec à ses côtés cette nuit-là. Un loustic à qui on aurait fourni toutes ces données aurait maintenant compris le rationnel de la couverture grise, des activités plutôt louches de la sexagénaire, de son visage fuyant, de l'attitude mécanique peu chaleureuse du trio.
La dame qui trouvait la mallette trop légère tourna machinalement la tête vers le fond du hall d'entrée. Elle faillit s'évanouir quand elle aperçut là-bas, près de l'énorme colonnade, un chat gris et blanc qui explorait le dessous des meubles et des fauteuils. Sans vouloir donner l'image de quelqu'un qui se pressait, elle courut aussitôt vers la colonne...
Le sexagénaire ventripotent s'était finalement amené dans le hall d'entrée, après avoir tiré et poussé la grosse valise blanche, la grosse valise brune, la mallette de l'ordinateur et le sac de chez Simons. Son visage était crispé, car il savait que le moindre faux-pas pouvait résulter en un psychodrame: l'expulsion de la conductrice accompagnée de son chat. Il se dirigea donc vers le comptoir d'accueil, lentement, à pas feutrés; soudain, il tourna la tête vers la droite et ses yeux ahuris ne purent croire ce qu'ils voyaient. Sa femme courait derrière la chatte Rémus qui s'enfuyait vers le fond du hall d'entrée derrière une grosse colonne où, cependant, ne pouvait les apercevoir Eric, le commis à la réception, occupé à donner sa chambre à la jeune femme blonde, laquelle était, je te le rappelle, Gibus, la fille des deux sexagénaires. Eric le réceptionniste était un tout jeune homme au visage affable et mesurant plus de six pieds. On l'avait affublé pour l'exercice des ses fonctions d'un veston noir aux manches trop courtes et dont la coupe semblait venir tout droit du début du siècle précédent, ce qui cadrait mal avec l'allure générale du palace et incitait la clientèle à sourire...
La jeune femme blonde se rendit compte alors du remue-ménage qui se déroulait autour de la grosse colonne. Ses grands yeux bruns roulaient sur leurs axes, déroutés d'incrédulité. Au bout du comptoir, tout à la gauche, se tenait par ailleurs, debout, un véritable loustic, venu à Québec pour le compte d'Hydro-Québec, à peine vêtu d'un maillot de bain et d'un T-Shirt: lui aussi, incrédule, ahuri, assistait à la scène. La jeune femme blonde lui fit signe aussitôt, du doigt, de ne rien dire, de ne rien laisser paraître.
Le sexagénaire ventripotent, durant ces quelques secondes, s'était ressaisi et porté au secours de se femme. De sa largeur, il s'allia à la large colonne, et put ainsi faire écran à l'escapade homérique de sa femme, laquelle, juste à temps, récupéra la Rémus, la cacha sous sa cape, retourna s'asseoir sur le divan, replaça la fugitive dans la mallette, s'aperçut que la dite mallette comportait trois glissières et que le sexagénaire ventripotent avait sans doute oublié de refermer l'une des glissières. Elle poussa alors un énormissime soupir de contentement: Eric le réceptionniste ne s'était rendu compte de rien.
Le sexagénaire ventripotent -c'était moi, Delhorno- avait réintégré son poste dans la file d'attente, tout juste à côté de sa fille. Celle-ci lui jeta alors un regard ultracoquin et ne put réfréner un éclat de rire gargantuesque dont les sonorités firent vibrer tous les murs de la réception et tourner sur lui-même le tourniquet de la porte d'entrée! Ce fou-rire extravagant parut tellement incongru et déplacé que ma fille se crut obligée de répéter à Eric le commis, -dont le veston portait à sourire-:
-Ce n'est pas vous, ce n'est pas vous, ce n'est pas vous, Monsieur!
Le commis de rétorquer:
-Je sais, je sais, je sais, mon veston vous fait rire; moi-même, quand je me regarde ainsi affublé dans mon miroir, je me surprends à rire de moi. Mais... quand on ne vaut pas une risée, on ne vaut pas grand'chose!
En fin de compte, il termina son travail et remit les clefs. A., sa mère et la chatte Rémus, s'enfuirent hypocritement vers l'ascenseur. Celui-ci sonna son arrivée. J'entendis alors un autre immense et gargantuesque éclat de rire, moi qui pensais que la mascarade était terminée, moi qui n'avais même pas esquissé l'ombre d'un sourire durant ce vaudeville.
Nuit sans histoire. Rémus dormit du sommeil du juste. Elle réintégra, dans sa mallette, sous la couverture grise, sous la cape de sa meilleure amie, sous le nez du préposé à l'accueil et du portier, la banquette arrière de la Santa Fe. Nous reprîmes la route dès neuf heures le lendemain en direction de Listuguj, de Pointe-à-la Croix et de Campbellton. Jaro ne s'aperçut jamais qu'il avait hébergé cette nuit-là, malgré lui, malgré sa réglementation, la meilleure amie de ma femme: Rémus, chatte de gouttière.
Delhorno