mercredi 31 mars 2010

L'AFFAIRE DU PALACE ROYAL

Elle avait réservé pour ses parents une chambre contigüe à la sienne -et trop chère- au Palace Royal, un hôtel du groupe Jaro ayant pignon sur rue pas très loin du Parlement de Québec. Elle commenterait le lendemain, pour TVA, le budget 2010-2011 du gouvernement de Jean Charest. Eux se dirigeraient ce même lendemain du côté de la baie des Chaleurs, où il serait, à l'hôpital de Campbellton, le chirurgien de garde pour la semaine qui suivrait. Ce consensus avait eu le gros avantage de réunir le trio, de les faire se regarder et se parler durant le trajet Montréal-Québec.

Aux alentours de vingt-deux heures, la Santa Fe noire se gara devant la grande porte de l'hôtel. La jeune femme sortit aussitôt par la portière avant droite, alluma prestement une cigarette dont elle respira goulûment la fumée grisâtre, déambula quelques instants sur les trottoirs adjacents, jeta finalement le mégot dans un gros cendrier de métal noir et entra dans l'hôtel.

Le conducteur -une conductrice- ouvrit sa portière à peu près au même moment. Prestement elle aussi, elle fit quelques pas de côté, ouvrit la portière arrière gauche et saisit une mallette que lui tendit l'homme, un sexagénaire ventripotent qui peinait à s'extirper de là. La dame enveloppa la mallette d'une couverture grise et enfouit aussitôt le paquet sous sa cape grise. Un loustic observant la scène n'aurait pas compris le rationnel de cette démarche. Elle entra alors dans l'hôtel, avisa un divan rouge-vin placé un peu en retrait par rapport au comptoir de la réception, y déposa la mallette toujours enveloppée d'une couverture grise et s'en retourna vers la Santa Fe.

Pendant ces instants, le sexagénaire ventripotent avait réussi à s'extirper de la porte arrière gauche. Il avait conclu la manoeuvre d'un soupir profond, un soupir de soulagement. Il s'affairait aux valises quand le groom lui demanda les clefs du véhicule, de sorte qu'il pût aller le garer dans le stationnement intérieur. Il ne les avait pas, ces clefs, c'est sa femme, selon lui, qui les avait. La conductrice se pointa à cet instant.
-Fr., peux-tu donner les clefs de l'auto à monsieur pour qu'il puisse la garer?

Elle ne les avait pas non plus. Eut beau scruter le sol des environs, fouiller son sac à main, les poches de sa mante, les poches de son pantalon, examiner le siège du conducteur et la fente du démarrage. Qu'en avait-elle fait? Elle perdit sa contenance alors. S'affola, et affola son mari, qu'elle tenta d'accuser du méfait! Il était cependant évident que le mari n'avait pas touché aux dites clefs, car les deux femmes, lors de l'arrêt à mi-parcours, l'avaient relégué à la banquette arrière gauche, d'où il n'avait point bougé. La dame dut se résoudre à s'autoaccuser, ce qui de toute évidence ne faisait pas son affaire... Petite étincelle soudain! Elle rentra dans l'hôtel et, ouf! retrouva le trousseau de clefs dans le gros sac blanc de chez Simons. Elle ressortit derechef et, soulagée, donna les clefs au groom qui se chargea d'aller garer l'auto.

Rentrée aussitôt dans l'hôtel, elle retourna au divan, saisit la poignée de la mallette et nota intérieurement
-Mon Dieu que cette mallette est devenue tout à coup légère...

Il te faut à ce point savoir, cher Gibus, que ces hôtels réputés luxueux -et particulièrement celui-là- interdisent à leurs hôtes d'être accompagnés d'animaux de compagnie, chats, chiens ou porcelets. Or, dans cette mallette qui était plutôt une petite valise ajourée, à poignée, destinée à faire voyager un animal de compagnie, se trouvait Rémus, la chatte de quinze ans de la dame de soixante ans, laquelle avait décidé que Rémus irait passer la semaine suivante à Campbellton et que nul hôtelier de la Capitale Nationale, même ce Jaro de luxe, n'empêcherait Rémus de dormir à Québec à ses côtés cette nuit-là. Un loustic à qui on aurait fourni toutes ces données aurait maintenant compris le rationnel de la couverture grise, des activités plutôt louches de la sexagénaire, de son visage fuyant, de l'attitude mécanique peu chaleureuse du trio.

La dame qui trouvait la mallette trop légère tourna machinalement la tête vers le fond du hall d'entrée. Elle faillit s'évanouir quand elle aperçut là-bas, près de l'énorme colonnade, un chat gris et blanc qui explorait le dessous des meubles et des fauteuils. Sans vouloir donner l'image de quelqu'un qui se pressait, elle courut aussitôt vers la colonne...

Le sexagénaire ventripotent s'était finalement amené dans le hall d'entrée, après avoir tiré et poussé la grosse valise blanche, la grosse valise brune, la mallette de l'ordinateur et le sac de chez Simons. Son visage était crispé, car il savait que le moindre faux-pas pouvait résulter en un psychodrame: l'expulsion de la conductrice accompagnée de son chat. Il se dirigea donc vers le comptoir d'accueil, lentement, à pas feutrés; soudain, il tourna la tête vers la droite et ses yeux ahuris ne purent croire ce qu'ils voyaient. Sa femme courait derrière la chatte Rémus qui s'enfuyait vers le fond du hall d'entrée derrière une grosse colonne où, cependant, ne pouvait les apercevoir Eric, le commis à la réception, occupé à donner sa chambre à la jeune femme blonde, laquelle était, je te le rappelle, Gibus, la fille des deux sexagénaires. Eric le réceptionniste était un tout jeune homme au visage affable et mesurant plus de six pieds. On l'avait affublé pour l'exercice des ses fonctions d'un veston noir aux manches trop courtes et dont la coupe semblait venir tout droit du début du siècle précédent, ce qui cadrait mal avec l'allure générale du palace et incitait la clientèle à sourire...
La jeune femme blonde se rendit compte alors du remue-ménage qui se déroulait autour de la grosse colonne. Ses grands yeux bruns roulaient sur leurs axes, déroutés d'incrédulité. Au bout du comptoir, tout à la gauche, se tenait par ailleurs, debout, un véritable loustic, venu à Québec pour le compte d'Hydro-Québec, à peine vêtu d'un maillot de bain et d'un T-Shirt: lui aussi, incrédule, ahuri, assistait à la scène. La jeune femme blonde lui fit signe aussitôt, du doigt, de ne rien dire, de ne rien laisser paraître.

Le sexagénaire ventripotent, durant ces quelques secondes, s'était ressaisi et porté au secours de se femme. De sa largeur, il s'allia à la large colonne, et put ainsi faire écran à l'escapade homérique de sa femme, laquelle, juste à temps, récupéra la Rémus, la cacha sous sa cape, retourna s'asseoir sur le divan, replaça la fugitive dans la mallette, s'aperçut que la dite mallette comportait trois glissières et que le sexagénaire ventripotent avait sans doute oublié de refermer l'une des glissières. Elle poussa alors un énormissime soupir de contentement: Eric le réceptionniste ne s'était rendu compte de rien.

Le sexagénaire ventripotent -c'était moi, Delhorno- avait réintégré son poste dans la file d'attente, tout juste à côté de sa fille. Celle-ci lui jeta alors un regard ultracoquin et ne put réfréner un éclat de rire gargantuesque dont les sonorités firent vibrer tous les murs de la réception et tourner sur lui-même le tourniquet de la porte d'entrée! Ce fou-rire extravagant parut tellement incongru et déplacé que ma fille se crut obligée de répéter à Eric le commis, -dont le veston portait à sourire-:
-Ce n'est pas vous, ce n'est pas vous, ce n'est pas vous, Monsieur!
Le commis de rétorquer:
-Je sais, je sais, je sais, mon veston vous fait rire; moi-même, quand je me regarde ainsi affublé dans mon miroir, je me surprends à rire de moi. Mais... quand on ne vaut pas une risée, on ne vaut pas grand'chose!

En fin de compte, il termina son travail et remit les clefs. A., sa mère et la chatte Rémus, s'enfuirent hypocritement vers l'ascenseur. Celui-ci sonna son arrivée. J'entendis alors un autre immense et gargantuesque éclat de rire, moi qui pensais que la mascarade était terminée, moi qui n'avais même pas esquissé l'ombre d'un sourire durant ce vaudeville.

Nuit sans histoire. Rémus dormit du sommeil du juste. Elle réintégra, dans sa mallette, sous la couverture grise, sous la cape de sa meilleure amie, sous le nez du préposé à l'accueil et du portier, la banquette arrière de la Santa Fe. Nous reprîmes la route dès neuf heures le lendemain en direction de Listuguj, de Pointe-à-la Croix et de Campbellton. Jaro ne s'aperçut jamais qu'il avait hébergé cette nuit-là, malgré lui, malgré sa réglementation, la meilleure amie de ma femme: Rémus, chatte de gouttière.

Delhorno

mardi 16 mars 2010

FREDERIC NAUDET

Il était français... Français de France, oui.

J'en étais à ma première année à l'Université Laval. Septembre 1965. Faculté de Philosophie. Mon père était venu me mener à Laval avec mon oncle Raoul. J'étais arrivé depuis moins d'une semaine. Cette affiche sur le babillard. Le coach de l'équipe d'athlétisme était en train de « monter» son équipe. Il s'appelait Jacques Roy, avait déjà coaché l'équipe du Collège des Jésuites, laquelle était réputée. Le championnat interuniversitaire québécois se tiendrait dans quelques semaines au stade McGill à Montréal. Je fus sélectionné. Denis Lebrun, perchiste, ne fit pas l'équipe. Il devait mourir deux ans plus tard d'un cancer testiculaire diagnostiqué tardivement.
On me catapulta spécialiste du 400 mètres. Entraînement sommaire... ce qui signifie pas d'entraînement du tout. Le coach, en fait, n'avait de coach que le nom. Pardonne-moi, Gibus, d'utiliser le mot anglais. C'est que «coach» fait partie de notre vie quotidienne, maintenant.

L'Université loua un gros autobus. J'étais seul, inconnu, ne connaissant personne. Les gars des Jésuites constituaient le gros de l'équipe et, évidement, faisaient route ensemble. Je n'avais pas de blonde alors. Je ne la connaîtrais qu'après Noël... Il pleuvait à Montréal ce vendredi-soir-là. Nous courûmes dans la boue. Nous étions quatre au départ. Deux espèces de grands Jamaïcains de 6 pieds trois ou quatre, contre lesquels je n'étais tout simplement pas de calibre, et un petit juif portant des collants et représentant l'université de Montréal, que je battis aisément. Il ne fut jamais question d'aller manger en ville après le concours... Encore moins question d'une bière dans un endroit branché! On nous rembarqua dans le bus aussitôt l'affaire terminée et nous retournâmes dans la ville de Champlain.

Il y avait ces deux Français derrière moi. L'un avait couru le cinq ou le dix mille mètres, l'autre, un grand blond pas sportif du tout, l'accompagnait. Je me mis à les interroger, simplement, comme ça, puis m'endormit, pour ne me réveiller qu'à l'entrée du pavillon Parent.

Les jours d'après, je rencontrai mes deux Français par hasard dans le hall d'entrée du Parent ou encore à la cafétéria. Ils me présentèrent leurs amis. Les Françaises, trouvais-je, n'étaient pas jasantes... Ils y demeuraient au pavillon Parent eux aussi. Un soir, Frédéric -ainsi s'appelait le coureur de fond- vint me chercher pour courir dans Ste-Foy. Nous courûmes de la sorte jusqu'en décembre, pour me rendre compte qu'insidieusement nous étions devenus amis.

Une fin de semaine, j'invitai Frédéric à venir chez mes parents, à Port-Alfred. Il arriva le vendredi soir, par autobus. Mutt et moi allâmes le quérir à Chicoutimi avec la Galaxie. Le lendemain, samedi matin, Mutt, Gaston et moi l'emmenâmes à Notre-Dame des Flots, sur les bords de la rivière Malbaie, visiter les pièges qu'avaient installés Gaston. Ironie du sort, la cabane du ruisseau du Cran Rouge contenait un beau pékan; c'était la première fois que nous en voyions un. Le soir, j'emmenai Frédéric patiner au Palais Municipal. Il donna tout un «show»! N'avait jamais patiné de sa vie... Longeait la bande et avançait à petits pas saccadés. Lulu eut un peu de misère avec mon Français... Frédéric avait la repartie facile... Lulu avait trouvé chaussure à son pied. Nous retournâmes à Québec le lendemain, dimanche, et la vie continua. Nous nous perdîmes de vue par la suite. Frédéric avait emménagé dans un appartement loin du campus, tandis que moi, je décidai de m'en aller en Médecine et n'eus désormais plus de temps que pour la médecine.

1977. Je viens d'arriver à Chicoutimi, diplôme de chirurgien en poche. Nous demeurons dans ces logements sociaux qui sont situés derrière le McDo. Frédéric m'appelle de New York. Il y est venu pour affaires. Il est devenu ingénieur chez IBM FRANCE. Il prendra l'avion jusqu'à Bagotville, arrivera le vendredi soir et s'en retournera le dimanche. J'acquiesce. Il n'a pas changé. Il a marié une Hollandaise, a deux enfants et demeure dans les Yvelines. Je l'emmène à Alma et lui fais visiter ce que je connais du Saguenay et de Chicoutimi. Francine prépare un bon souper ce samedi soir-là. Frédéric m'invite à Paris, dit qu'il me fera visiter tout ça. Je lui réponds oui, mais pense que non. Nous n'avons pas un rond... Pensons acheter une maison. Quarante ans plus tard, je me trouverai con de n'être jamais allé à Paris visiter le seul ami que j'aurais pu avoir...

Deux années plus, le facteur nous apporte une lettre de France. Elle vient des Yvelines. Sonja nous annonce le décès de Frédéric, un bête accident d'auto. Je restai interloqué. Le suis encore.

Frédéric Naudet avait découvert les chansonniers québécois et les adorait. Les connaissait mieux que moi. Il aimait la course à pied. Il me fit venir de France des chaussures de course Adidas: je fus longtemps le seul à en posséder une paire au Saguenay, car leur mode n'était pas encore venue. Sa mère m'envoya de France l'oeuvre de Platon -j'étais étudiant en philosophie- tu sais, Gibus, ces beaux livres de Flammarion aux pages dorées et à la couverture de cuir, je les ai encore. Oui, moi, qui ai cherché l'amitié toute ma vie, je n'ai jamais pris la peine d'aller visiter le seul ami que j'aurais pu avoir.

Delhorno

lundi 15 mars 2010

LE VOLEUR DE POULE

Il pleut ce matin sur Sosua et Cabarete. Ai dû surseoir à ma partie de golf au club de Playa Dorada. Bon! Il y a pire que cela dans la vie...

Grosse journée, gros après-midi, hier! Nos yeux n'étaient pas encore ouverts que la quiétude matutinale fut déchirée par un vacarme émanant de la basse-cour. Des cris inhabituels, des appels de détresse, qui durèrent quelques minutes, puis cessèrent. Le paresseux que je suis s'empressa d'oublier l'affaire.

Las tres de la tarde. Francine, qui nourrit la basse-cour dès qu'elle arrive à Marysol et compte à répétition le nombre de poussins par mère-poule, note que trois poussins vieux de quelques jours seulement n'ont plus de mère. Branle-bas de combat. Les filles du campus se mettent à la recherche d'un cadavre. Il n'y a pas de cadavre. On enquête. Une mère-poule, le mot le dit, ne va pas lâcher ainsi ses poussins nouveaux-nés! L'affaire est vite élucidée: le Dominicain qui est passé devant notre condo ce matin pour aller à la plage a volé la mère-poule, sans jamais se douter, -les voleurs sont toujours inconscients- qu'il enlevait leur mère à trois bébés naissants. L'animal! C'était la seule plausible explication, qui par surcroît, expliquait le vacarme inhabituel du matin.

Voleur de poule, voleur de bétail, voleur de vélo, une engeance qui ne s'est jamais éteinte...

Que fallait-il faire? Rien, selon moi, la nature avait vu pire et saurait résoudre le problème. Fr. pensait autrement. Un loustic lui avait recommandé d'attraper les trois poulets, de les emprisonner pour ainsi dire dans une boîte de carton, de telle sorte qu'ils passent la nuit «en sécurité». Il te faut savoir, Gibus, que la gent aviaire, en République Dominicaine, n'a pas de prédateur connu, de type renard ou autre.

Fr. revêtit donc son armure de chevalier. S'alla quérir une boîte de carton chez la voisine Suzanne, en tapissa le fond d'une serviette bien chaude et toute propre, et partit aussitôt à la conquête des trois poussins.

Plus facile à dire et imaginer qu'à réaliser...

Suzanne avait recommandé l'utilisation d'un filet-nettoyeur-de-piscine nanti d'un long manche d'aluminium mesurant près de quinze pieds! Ce serait plus facile, selon elle.

Voilà donc la Francinette qui s'esquinte malgré son dos d'octogénaire à essayer de capturer les trois orphelins. Elle s'avance à pas de loup, penchée par en avant, doucereuse et hypocrite. Les trois poulets en ont vu d'autres, malgré leur jeune âge... Dès que le constable s'approche au-delà de la limite acceptable, ils sprintent vers leur salut, c'est-à-dire dans les taillis, sous les branchages, toutes sortes d'endroits inaccessibles au «fin limier».  Fr. recommence alors la manoeuvre, inlassablement, mue par son instinct de mère-poule.

Moi, pendant ce temps-là, je suis assis sur une chaise, posté stratégiquement, réquisitionné par ma femme -l'affaire lui tient tellement à coeur que je n'ai pas même imaginé refuser ce sous-contrat. J'ai une vue imprenable sur la cour, la basse-cour, et le spectacle qu'on y donne.

-Francine, il me semble qu'il ne faut pas forcer la nature tant que ça. Elle en vu d'autres... Ce n'est certainement pas la première fois que ça arrive depuis la dernière glaciation... Ils vont se trouver pour la nuit une cachette sécuritaire et il ne fait pas froid ici la nuit...

Peine perdue! Francine, tête de mule, s'activera de quinze heures à dix-neuf heures, sans succès. Elle essaiera toutes les tactiques, enlevant le grand manche d'aluminium, le replaçant, abandonnant l'attirail pour essayer avec ses mains. Suzanne voudra créer une diversion, visant à repousser les poussins vers une position supposément stratégique de Fr., sans jamais réussir à duper le trio. Echec! Faillite totale!

Francine et sa comparse feront tant et si bien, qu'elles n'aboutiront qu'à séparer le trio! Les deux poussins jaunes se «pousseront» vers le taillis du bord de route, tandis que le brun longera le mur du condo et s'acharnera à intégrer une famille de six autres poussins qui sont en train de picorer joyeusement sous l'égide de leur mère, une laideronne qui n'a pas de plumes sur son cou de condor. Francine est déconfite: elle s'en veut d'avoir ainsi séparé les trois frères et soeurs! Elle abandonne sa démarche...

Les orphelins, à peine quelques minutes plus tard, trouveront refuge dans une famille d'accueil: celle de la poule-condor, qui s'occupe déjà de ses six poussins. Ils passeront la nuit bien au chaud sous les ailes de leur mère adoptive. Ce qui m'a fait conclure que les poules ne savent pas compter...

Ce matin, cette belle famille reconstituée s'est remise en marche sur le campus, picorant allègrement, au grand bonheur de dame Francine, qui n'avait point escompté un tel dénouement.

N'est-ce pas Aristote qui a dit, quatre cent années avant Jésus-Christ, que la nature, dans la plupart des cas, fait bien les choses?

Delhorno

mardi 9 mars 2010

IL EST DECEDE

Mon cousin Gaston. Je m'en doutais depuis plusieurs mois, car il avait dépéri énormément. La pathologie? Aucune importance. Ce qui peine, ce qui importe, c'est ce qui manque, ce qui va manquer...

Je savais que ça s'en venait... J'avais pris soin depuis un an, deux ans peut-être, de l'aller visiter. Je savais, comme l'a dit Gabriel Garcia Marquès, que la retraite et la vieillesse sont un pacte avec la solitude. J'avais prétexté lui apporter du café de Republica Dominicana, des truites de la rivière Malbaie, un DVD de notre visite au chalet charlevoisien de Marcel... J'avais voulu un peu lui rembourser les heures qu'il avait dévolues à Mutt, ce grand solitaire, dont il était devenu l'ami, le compagnon de chasse et de pêche.

Il n'y a pas tant de gens, de parents, qui viennent comme ça vous visiter, chez vous, à brûle-pourpoint. Mon cousin Gaston, son père Raoul, mon oncle, furent de ceux-là. Raoul fut le seul des frères de Mutt qui prît la peine de venir le visiter. Je me suis toujours demandé pourquoi... Mutt avait l'écoute facile, pourtant.
Mutt n'avait pas ou n'avait plus d'ami quand je commençai à remarquer ces choses-là. En avait-il jamais eu? Il m'avait parlé d'Albéric, de Freddy Gobeil, mais nous ne les vîmes jamais venir à la maison... Gaston, lui, venait faire son tour. Cinquante années plus tard, je lirai Sénèque: «J'en ai tant vus qui connurent de nombreux amis, sans jamais connaître l'amitié.»

Une visite de Gaston au domicile familial, c'était un évènement. Nous nous attroupions autour de lui, nous buvions ses paroles. C'étaient des histoires de chasse ou de pêche, des commentaires désobligeants sur les bleus, l'Union Nationale et les Péquistes, ses adversaires qu'il vilipendait à grands coups de sabre et qu'il pourchassait dans les moindres recoins. Nous riions, nous nous exclamions, nous renchérissions, nous ridiculisions, nous éclations de rire, bref, nous étions bien, nous étions heureux.

Gaston respectait Mutt, qui le lui rendait bien. Il fut le seul des neveux de Mutt qui sembla jamais le comprendre et l'aimer. Mutt n'avait point le verbe aisé... Plus souvent qu'autrement, ça sortait mal. Mais il connaissait sa machine à papier comme pas un... Gros jugement, gros travailleur, amant de la nature, prévoyant. A mon oncle Paul, qui voulait aller à l'université quand ses propres frères s'objectaient, quand mon grand'père Guillaume ne voulait point payer, Mutt avait proposé:
-Vas-y à Laval, emprunte de l'argent, n'hésite-pas, j'endosserai pour toi!

C'est ce que Gaston avait découvert. Et, pour cela, je l'aurai estimé jusqu'à son dernier souffle, je l'estimerai jusqu'à mon dernier souffle.

Delhorno

mardi 2 mars 2010

5443381

Tu peux vérifier, mon cher Gibus, c'est le numéro de l'Hôpital de la Baie. Je le connais depuis cet automne de 1976 quand, en attente de papiers officiels, j'y ai servi d'urgentologue surnuméraire. Ce numéro, je l'ai su dès le tout premier instant que mes souliers ont arpenté le terrazzo de l'urgence. Mes neurones ont fait le reste. Allez donc savoir pourquoi...

Oui, je l'admets, j'ai syntonisé ce numéro à plusieurs reprises ces dernières trente années; à toutes les fois que j'en avais besoin, chaque fois qu'un de mes malades y séjournait. Mais pas tant que ça, quand même. Trente-cinq années, c'est quand même assez de temps pour oublier un numéro de téléphone! J'ai oublié les numéros du Petit Séminaire, de Padoue Côté, de Bertrand Legendre, de Jacques Tremblay. Pas celui d'Armand Delisle, le père de Marius, 544-1683, ni celui de Louis-Joseph Gagnon, 544-2789, ni ceux de mes parents, le vieux 179 et l'autre 544-4017. Je ne me suis plus jamais souvenu de ceux de ma tante Jacqueline Chantal et de ma grand-mère, Marie-Blanche Moisan. Je ne rappelle plus des numéros que je détenais, à Minneapolis et à St-Lambert.

Va donc m'expliquer pourquoi, Gibus, je n'ai jamais oublié celui de l'Hôpital de la Baie?

Etait-ce prédestiné? Car ce numéro vient de me servir, aujourd'hui même, alors que je ne l'avais pas utilisé depuis belle lurette. Gaston. Mon cousin. Il y est hospitalisé. Il va mourir. Je voulais lui parler. Le numéro m'est venu tout seul, comme ça, sans que je n'aie à me tourmenter, sans que je ne l'aie inscrit nulle part.
-Bonjour, je suis Claudio Delhorno, et je vous appelle de République Dominicaine. Il s'agit de mon cousin Gaston, qui est hospitalisé chez vous, et qui est gravement malade. J'aimerais lui parler.
-Tout de suite, monsieur.
-Hello?
-Gisèle?
-C'est Claude?
-Oui, c'est moi!
-Je te passe Gaston.
-Gaston! C'est Claude.
-Claude! Mon cousin préféré!

Il m'a dit qu'il était fort malade. Qu'il n'avait plus de jambes, qu'il ne pouvait plus marcher. Qu'il ne mangeait presque plus. Mais qu'il allait s'en sortir. De faire attention à mes jambes.

Je me suis alors souvenu d'une conversation que nous avions eue quelques semaines plus tôt. Il m'y confiait souhaiter vivre encore, au moins quelques années, deux ou trois ans peut-être...

A son âme haletante au bout du fil, j'aurais voulu dire de persévérer quelques semaines, de ne pas le quitter tout de suite, d'attendre mon retour à la mi-avril, car j'aurais aimé une dernière fois serrer Gaston dans mes bras, revivre ces heures de ma jeunesse passées en sa compagnie sur le bord du lac de la Fringale, sur les rives de la rivière Malbaie, entre le deuxième et le troisième pont, cette aventure fameuse à la recherche des étangs d'Argentenay, repartir découvrir cet autre petit lac de montagne où nous aurions dû monter un canot et où Mutt avait peine à nous suivre. Gaston avait été le compagnon de Mutt entre 1950 et 1976. Il était aussi son neveu. N'est-il pas rare qu'un oncle et un neveu deviennent amis?

En bout de ligne, seuls quelques mots épars ont pu sortir de ma gorge étranglée:
-Salut Gaston! je t'ai toujours aimé!

Je pense avoir dit ce qui était important. Mourir en sachant qu'on a compté pour quelqu'un à un moment ou l'autre de sa vie, n'est-ce pas, avec l'espérance, le plus beau viatique qu'on peut apporter avec soi chez Charon?

Voilà pourquoi le 544-3381, à mon sens, s'est incrusté quelque part dans mon cerveau cet automne de 1976...

Delhorno