dimanche 2 août 2009

LE VIEUX PIANISTE

Je m'étais juré de voir la Volga avant que tout ne s'achève...

Les rêves n'ont souvent besoin que d'un peu de hasard pour se réaliser... Il m'avait semblé qu'on pouvait aller de Moscou à Saint-Petersbourg par bateau. Quand Francine «Tournesol» Nadeau  m'offrit le catalogue des croisières sur la Volga, je n'en crus pas mes yeux! Les Russes offraient le voyage sur le même type de bateaux fluviaux qui avaient émerveillé ma jeunesse baieriveraine: identiques au Tadoussac et au Saint-Laurent! J'achetai l'excursion sur-le-champ. Pour deux. J'avais en effet promis à ma fille de l'y emmener.

Nous voici donc à Moscou ce début juin 2007. Notre bateau blanc s'appelle le LEONID SOBOLEV. Il est accosté dans cette gare maritime du nord moscovite à quelques trente minutes du centre. Cette soirée-là était libre.
-Nous pourrions aller dîner à l'Hôtel Metropol, dans cet illustre restaurant que nous vante le Guide Voir. Qu'en dis-tu, Annie?

Nous ne savions pas comment nous y rendre... On nous conseilla de faire de l'auto-stop: il s'agissait de nous installer sur le bord de l'autoroute menant à Moscou. Un quidam russe s'arrêterait sans doute pour nous prendre: ça nous coûterait beaucoup moins cher qu'en taxi.
Allez donc parler le russe sur le bord d'une autoroute! Le premier couple russe que nous aperçûmes en allant à l'autoroute ne comprenait rien de l'anglais, ni du français, ni de l'espagnol. Nous fûmes beaucoup plus chanceux avec le deuxième: l'homme baragouinait l'anglais et saisit tout de suite le motif de notre approche. Lui et sa blonde s'installèrent avec nous sur le bord de l'autoroute et se mirent à héler les conducteurs. L'affaire fut réglée très rapidement: un quidam s'arrêta aussitôt, il lui fut expliqué ce que nous désirions, il acquiesça. En moins d'une demi-heure nous pouvions apercevoir l'entrée de l'Hôtel Metropol, une facture de quelques roubles.

Ma fille était belle comme Lara Antipova...

A notre grand désarroi, le fameux restaurant avait été réservé pour une noce. Impossible d'y manger. Nous dûmes nous rabattre dans cet autre, décoration du début du siècle, beaucoup moins pittoresque. Mais une surprise nous attendait...

Je choisis le boeuf Stroganoff, évidemment. Avec un vin rouge français. Ce n'était pas donné. Mais les Russes ne font pas de bon vin.

C'est alors qu'il toucha ses premiers accords! Un vieil homme. Crâne dégarni. Cheveux blancs comme neige au-dessus des oreilles et sur le haut du cou. Un habit noir qui avait sans doute connu de meilleures soirées. Le dos voûté. Il marchait en traînant les pieds... L'observateur impénitent pouvait sans doute se demander si ce vieil homme savait jouer du piano. Je me dis qu'il n'était pas russe, qu'il devait être un juif moscovite, oublié par le temps. Je l'admirai de venir ainsi gagner sa pitance, à son âge, dans une salle à manger d'un autre temps.

Peu de gens dans cette place... Cinq ou six beautés russes, là-bas, au fond. Que pouvaient-elles faire là, un lundi soir, dans ce vieux restaurant, seules, trop belles? Annie pensa qu'elles étaient des prostituées.

Le miracle se produisit. Le vieux pianiste était un jazzman. Il jouait sans effort aucun, sans fausse note, les airs  que je connaissais depuis belle lurette. Divinement. L'agileté de ses mains et de ses doigts était inversement proportionnelle à l'allure de sa démarche et de tout son corps!

Le dîner passa rapidement, trop rapidement, raccourci par la musique, le vin, l'exotisme moscovite et la conversation. Au dessert, je dis à Annie:
-Connais-tu Petite Fleur? Penses-tu que je pourrais demander au vieux monsieur de nous jouer Petite Fleur?
Elle sortit un stylo de sa bourse et un bout de papier, sur lequel elle écrit à la hâte les mots magiques: Petite Fleur. Le serveur, féru sans doute d'alphabet cyrillique, ne reconnaissait rien du nôtre! Il fit venir un collègue, ils allèrent voir le pianiste, Annie se joignit au groupuscule, le vieil homme fit un signe de la tête. Il avait compris.

Je le sus dès les premières notes. Il avait tout saisi. Je voulais offrir Petite Fleur à ma fille, en cette soirée moscovite, en mémoire de quelqu'une, pour qu'elle n'oubliât jamais. Petite Fleur, c'était la musique de ma mère, début des années cinquante, quand Mutt lui acheta un piano. Sydney Bechet joua cet air à la radio, peu de temps avant sa mort. Lulu pigea aussitôt. Pas besoin de musique en feuille. Elle pouvait même "jazzer" le morceau. C'était un des rares moments de la vie où l'on pouvait apercevoir l'ébauche d'un sourire sur les lèvres "muttiennes".

Nous applaudîmes le vieillard quand, son morceau terminé, il se leva. Je pensais qu'il n'allait que se rafraîchir un peu... Au contraire, je ne le revis point. J'avais voulu le récompenser d'un pourboire.

Il faisait encore clair à onze heures sur la Place Rouge. L'air était frais. Nous la déambulâmes d'un bout à l'autre. Annie était volubile, car heureuse. Des taxis attendaient devant le Metropol. L'un d'entre eux nous ramena à la gare maritime. Le lendemain, ce serait la Volga


Delhorno