lundi 14 juin 2010

FOU-RIRE À LISIEUX

Ils avaient quitté Honfleur quelques trente minutes plus tôt et venaient à peine d'entrer dans Lisieux. Le père et sa fille. Lui, un sexagénaire ventripotent aux jambes arquées et sa fille, un pétard blond qui semblait retenir toute son attention. Ils avaient garé leur BMW de location sur la place François Mitterrand, que dominait superbement, vieille de plus de sept siècles, la cathédrale Saint-Pierre. Attablés au Restaurant de France, car il était déjà midi, ils parlaient de choses et d'autres, de tout et de rien, quand elle lui dit soudain:
-Papa, parle-moi des femmes de ta famille.
-Oui...

Il n'enchaîna point tout de suite, comme si la question l'avait décontenancé. Il ressentit l'urgence de rassembler ses souvenirs et de les ordonner dans un exposé sans bavure...

...Lisieux. La ville natale de Gabriel-Robert Dufour. L'ancêtre de la plupart des Dufours de l'est canadien. Il avait été baptisé pas très loin de la cathédrale, à l'église Saint-Jacques, transformée en musée depuis quelques décades. Ils la visiteraient un peu plus tard, y rencontreraient l'évêque de Bayeux, à qui ils demanderaient:
-Monseigneur, pourquoi Robert Dufour a-t-il quitté Lisieux en 1690?
-Parce que c'était la misère en France, parce qu'on y mourait de faim, c'était la famine! Le roi Louis, vous savez, avait beaucoup mieux soigné Versailles que son peuple...
-C'était donc ça!
-Je vous suggère d'aller visiter Tourouvre, en Perche; vous y trouverez une plaque où sont inscrits les noms de tous ceux qui partirent pour le Canada. Bon après-midi!

La jeune serveuse apporta alors les cafés, ce qui sortit de sa torpeur le sexagénaire qui n'avait pas encore répondu à la question posée. Un peu de lait, un peu de sucre. Pas de dessert, naturellement... Il respira profondément, et commença son monologue.

-Les femmes de ma famille... Il me faut d'abord te parler de la «grande Madeleine». Petite-fille de Robert Dufour, fille de Gabriel, le dernier des enfants de Robert. Aussi forte que le plus fort des hommes, elle était née pour commander! Rien ne lui résistait. Elle embarquait dans les voitures d'eau avec les hommes et dirigeait les manoeuvres. Gare à celui qui osait maugréer ou s'interposer! Comment sais-je cela? Un curieux hasard de la vie. Sur le traversier qui, de Saint-Joseph-de-la-Rive, m'amenait à l'Ile-aux-Coudres. Un petit livre bien ordinaire que je feuilletai nonchalamment. L'auteur y citait le vicaire Alexis Mailloux, qui avait écrit une "Histoire de l'Ile-aux-Coudres" et "Promenade autour de l'Ile-aux-Coudres". Je retrouvai ces deux ouvrages à la Bibliothèque du Parlement. Voilà comment je sais, à propos de la grande Madeleine.

Ma tante Jeanne, aussi. Une des premières filles à faire du ski à la Baie des Ha! Ha! Mettait les culottes de Mutt et s'en allait skier à la noirceur, car une fille avec des culottes et qui skiait, c'était bien mal vu à la fin des années trente dans Port-Alfred.

Tante Germaine, qui se maria à dix-sept ans, et tante Margot, qui décéda en 1977 d'un cancer du col.

Il y a ma soeur Chantal, qui dirige de quatre à minuit le bloc opératoire de l'Hôtel-Dieu Saint-Vallier. Certains soirs, il me semblait que j'avais affaire à la grande Madeleine!

Ah! J'oubliais! Ma cousine Doris! Des années directrice du bloc opératoire de l'Hôpital de l'Enfant-Jésus. Un vrai bouledogue, cette Doris. Les neurochirurgiens lui obéissaient au doigt et à l'oeil. Je tiens ces détails, et quelques autres du même acabit, de mon frère Marcel, chirurgien dans le même hôpital.

Sur ces entrefaites arrivèrent à la table adjacente deux françaises, mère et fille, de toute évidence. Elles tenaient en laisse une petite chose crevante, au visage fripé, un peu plus grosse qu'un gros matou, qui se dandinait avec ardeur et... qui avait soif. On se dépêcha de lui apporter un plat d'eau qu'elle lapa goulûment.

La fille du sexagénaire devint tout excitée. Se mit à parler au meilleur ami de l'homme en langue canine, à le flatter dans le sens du poil, allant même jusqu'à le prendre dans ses bras, sans penser un instant qu'elle sentirait le chien pour le reste de la journée!
-Mon Dieu que j'aime ce chien-là, Seigneur qu'il est beau!
-C'est une chienne, vous savez.
-Et de quelle race est-elle?
-Bouledogue! Elle vient d'Angleterre!
-Comment s'appelle-t-elle?
-Doris.

Le père et la fille pouffèrent de rire.
Delhorno