Quelque part en 1976. Achevant mon entraînement chirurgical dans l'un des grands hôpitaux de ..., j'avais été assigné responsable d'une trentaine de malades dits «de salle». À l'époque et probablement encore aujourd'hui, sont dits «de salle» les malades qui n'ont pas requis de chambre privée ou semi-privée, décision qui relève essentiellement de considérations financières personnelles. L'équipe soignante que je dirigeais était constituée de deux résidents juniors, d'un interne et de quelques étudiants en médecine. Nous étions supervisés par l'un des patrons affectés hebdomadairement à l'enseignement. Cette semaine-là, le patron responsable de l'unité était une sommité dans son domaine. Il avait conquis notre respect et notre admiration. Il m'avait inspiré un travail de recherche dont nous étions fiers sans bon sens et que nous avions présenté lors d'une assemblée de pairs à l'Université Laval. Faut-il ajouter que je me sentais en pleine confiance sous son égide?
Parmi nos patients, il y avait cet octogénaire hospitalisé urgemment en raison d'un ulcus duodénal hémorragique. Le Tagamet ne ferait son apparition sur le marché que quelques années plus tard de sorte qu'après réflexion et consultation, nous conseillâmes une intervention chirurgicale au vieil homme. Celle-ci ne pourrait être que la moins mutilante possible: une vagotomie avec pyloroplastie.
L'intervention eut lieu quelques jours plus tard. J'ouvris l'abdomen sur la ligne médiane, entre le sternum et le nombril Le patron m'assistait. Nous avions convenu de faire la vagotomie (couper les nerfs vagues) en tout premier lieu. Dès le ventre ouvert, mes mains se dirigèrent vers l'hiatus oesophagien, cet endroit du haut abdomen où l'oesophage émerge du thorax pour se jeter dans l'estomac. Une surprise m'y attendait: une hernie hiatale glissante avec une réaction inflammatoire importante. L'anarchie tissulaire était telle que je ne pouvais distinguer les nerfs vagues. Craintif, car cette conjoncture était une première pour moi, je demandai au patron en question de prendre ma place et je l'assistai de mon mieux. Le cas était difficile pour lui aussi... A un moment donné, il commit l'irréparable: une lacération oesophagienne longitudinale de plus de deux centimètres. Encore aujourd'hui, je revois le tube de Levine pointant à travers la déchirure. Sur le coup, sans mot dire, sans même un juron, l'homme que jusque là j'avais admiré s'affaira «autour du pot». Quelques trente secondes plus tard, il me susurra:
-Viens, Claudio, essaie-toi à ton tour.
Nous échangeâmes nos places. Je plaçai ma main gauche sur la jonction gastro-oesophagienne et la déchirure apparût, indiscutable, inéluctable. Il s'exclama, haut et fort:
-Regarde, Claudio, ce que tu viens de faire! Tu as déchiré l'oesophage!
J'en restai interloqué, sachant trop bien que c'était lui qui l'avait déchiré.
Nous mandâmes le chirurgien thoracique. Celui-ci recommanda une thoracotomie afin de régler le problème. Notre patient ne s'en sortit jamais. Il décéda quelques jours plus tard.
La semaine suivante, les circonstances de ce décès iatrogène furent dévoilées à nos pairs lors de la réunion statutaire dite «DÉCÈS ET COMPLICATIONS». Je dus affronter les questions et commentaires sarcastiques des patrons et collègues du département. Seul. Notre idole ne trouva rien à dire, et surtout, il fut incapable d'avouer son erreur. Jamais, lors des mois suivants, il ne se hasarda à reparler de cette affaire. Pour moi, l'entraînement terminé, je retournai dans mon pays natal la mémoire alourdie d'une autre désillusion qui, en compagnie de plusieurs autres, ne me quitterait jamais.
Plusieurs années plus tard, lisant LA RECHERCHE DE L'ABSOLU d'Honoré de Balzac, je tomberais sur cette phrase:
«Beaucoup d'hommes ont un orgueil qui les pousse à cacher leurs combats et à ne se montrer que victorieux»
Delhorno