dimanche 29 mai 2011

GREGOIRE BOUCHARD

Le Quotidien vient d'annoncer son décès. Je mentirais, Gibus, de te dire que ça ne me touche pas. Je le savais fort malade, pourtant. Avait été opéré à l'estomac, semble-t-il, il y a quelques mois. Un cancer, apparemment. Je l'aurais pensé inattaquable.

1950. Collège Saint-Edouard, Port-Alfred. Je commence ma première année et c'est «L'Année Sainte». L'école fait imprimer un album commémoratif. Tous les élèves y sont photographiés, dont Grégoire et son frère Martin, lesquels, si je ne m'abuse, furent des premières cohortes baieriveraines à terminer au Collège St-Edouard la première partie du vieux cours classique (latin, grec, littérature française, etc). J'ai réussi à conserver cet album plus de cinquante ans et maintenant, je ne le trouve plus.

1960-1965, Petit Séminaire de Chicoutimi. J'y termine mon Cours Classique. Grégoire n'y est plus, mais je sais qu'il existe. Mutt travaille aux machines à papier de la Consol avec Alphonse Tremblay, le père de Lise, qui deviendra l'épouse de Grégoire et la mère de ses deux filles. Grégoire est étudiant en Médecine et entend devenir psychiatre.

1971. Je suis interne à l'Hôtel-Dieu St-Vallier. Ce soir-là, alors que je suis de garde, on m'appelle à Ste-Thérèse, l'étage des malades de l'humeur. Il y a cette patiente d'un psychiatre fraîchement arrivé -un dénommé Grégoire Bouchard- qui vient tout juste d'être hospitalisée. Syndrome émotionnel évident, mais aussi cette main qui plie et se recroqueville quand l'infirmière prend la tension artérielle. C'est un signe de Trousseau! La calcémie est ultra-basse! J'aurai cette chance inouïe et rarissime de pouvoir observer -ce sera la seule fois en quarante années de pratique médicale- un syndrome psychiatrique causé par une hypoparathyroïdie secondaire. Cette Almatoise avait subi une thyroïdectomie totale -que tous avaient oubliée!-  quarante années plus tôt et ses quatre parathyroïdes avaient été enlevées par mégarde! Elle quittera St-Vallier quelques semaines plus tard avec le sourire, libérée de son joug.

C'est le lendemain midi que Grégoire entrera pour de bon dans ma vie professionnelle. Tous mes camarades d'internat sont attablés dans la cafétéria de l'hôpital. Ma trouvaille a fait le tour de ce petit monde et -je l'écris en passant- je goûterai à la jalousie de quelques-uns de mes bons amis qui tenteront de la discréditer. Grégoire m'aperçoit de loin, s'en vient à ma rencontre et, s'accompagnant d'une chaleureuse tape dans mon dos, lance à la cantonade:
-Belle job, mon Dufour!
Bon Dieu que ça m'a fait du bien. Car ce sera l'une des rarissimes tapes dans le dos qu'on me donnera en dix ans d'entraînement dans les hôpitaux. Quelle magnanimité! Quelle noblesse! Quelle chaleur!

Grégoire et moi deviendrons amis, jusqu'à ce qu'il traverse le Saguenay pour aller pratiquer à Roland-Saucier, à Chicoutimi-Nord, et je ne le reverrai à peu près plus. Au cours de ces quelques années passées à Saint-Vallier -qui n'existeront plus jamais-, je rencontrerais Grégoire et quelques autres au salon des médecins de l'Hotel-Dieu St-Vallier. Il y brillerait de tous ses feux! Tirades à l'emporte-pièce, réparties toujours à propos, beau sens de l'humour, sourire engageant.

Voilà, Gibus. J'avais pensé rendre à Grégoire cette tape dans le dos de 1971, un jour qu'il serait approprié. Il aura fait partie des roseaux-pensants que j'ai aimés.

Delhorno

lundi 23 mai 2011

MACEDOINE

Campbellton, le 23 mai 2011. J'y achève une semaine de garde. Campbellton est située au fond de la baie des Chaleurs, plus ou moins à l'endroit où la rivière Restigouche se marie avec la baie. Sur la rive nord, c'est-à-dire sur la rive québécoise, c'est le village de Pointe-à-la-Croix, un bled habité par des Micmacs qui parlent anglais, des Micmacs qui parlent français, des francophones qui parlent anglais d'abord et français ensuite, des Québécois, plus rares ceux-ci, qui parlent un français presque parfait. Les deux villes sont reliées par un gros pont de fer peinturé en vert: le pont JC Van Horne.

Je sors à peine du bloc opératoire, où je viens de terminer une cholécystectomie laparoscopique. Tout s'est bien passé. Une mère de trois enfants, vingt-six ans, six «crises de foie» depuis les Fêtes. Elle m'a fait pitié un peu, de sorte que je lui ai proposé de l'opérer cet après-midi, fête de la Reine. De l'autre côté de la rivière, j'aurais dû écrire «fête des Patriotes»... Mais là n'est point mon propos.

Mon anesthésiste était docteur Sinah, un Indien d'Inde. Il était professeur dans un hôpital universitaire dans son pays, spécialisé en chirurgie cardiaque; adorait son métier. A reçu un appel d'un compatriote habitant déjà le Canada. Sa femme lui a dit: «Va voir comment c'est, et si tu aimes ça, je viendrai te retrouver.» Ils sont ici, lui, sa femme, son petit garçon, depuis quelques années. Retourneront finir leurs jours en Inde. La mère de docteur Sinah vient de mourir.

Mon assistant? Docteur Beshay. Un Egyptien qui n'a pas hésité un instant à délaisser le pays de Ramsès dès l'instant où on lui a offert un travail, ici, à Campbellton. Celui qui n'a jamais visité l'Egypte ne pourra jamais s'imaginer l'énormissime hiatus qui sépare Le Caire de Campbellton. Docteur Beshay, donc, s'est installé sur la caméra et sans mot dire m'a montré ce qu'il me fallait.

Sinah et Beshay parlent l'anglais avec un accent épouvantable. Je peine à les comprendre. De plus, ils n'ont pas le même accent. Moi, je comprends bien l'anglais des Canadiens et celui des grands réseaux américains.

J'y arrive! Peux-tu croire, Gibus, peux-tu croire, McPherson, une cholécystectomie laparoscopique dans les mains du plus disparate des trios: un Indien de Bombay, un Egyptien du Caire et un Saguenéen de Chicoutimi! Dans un bled du bout du monde que ses propres enfants délaissent, où bien des néobrunswickois ne veulent pas venir, où bien des Canadiens ne veulent pas venir, où l'anglais et le français se collisionnent depuis plus de deux siècles... Et ça marche! Une macédoine...

Delhorno

dimanche 15 mai 2011

UN DODGE CALIBER

Le Dash8 d'Air Jazz atterrit sur la piste de Bathurst en pointant son nez vers l'est. Comment dire autrement que ce vol Montréal-Bathurst avait été sans histoire? Je ne vois pas. Il s'était agi d'un vol sans histoire. J'avais occupé le siège 2D à côté d'une parfaite inconnue parlant français à qui je n'avais osé adresser la parole. Comment avais-je pu déduire qu'elle était francophone? Elle lisait du français. Dès l'ouverture de la portière avant gauche, j'empoignai ma mallette noire et m'acheminai en direction du bâtiment aéroportuaire, lequel, depuis ma première présence en ce lieu dès 2008, m'avait impressionné par son humilité et son exiguïté. Nous étions ici sur la rive sud de la baie des Chaleurs, nord du Nouveau-Brunswick, un endroit oublié de plusieurs, mais surtout par les dieux, et dont la pauvreté relative avait eu pour conséquence que les décideurs indigènes ne souscrivaient et n'avaient souscrit qu'aux investissements les plus nécessaires et les plus élémentaires.

Considérant que ma valise n'arriverait pas tout de suite sur le tapis roulant, je décidai d'aller quérir aussitôt les clefs de la voiture que l'hôpital m'avait réservée. Un gros commis affable me fit parapher, puis signer, un interminable document et, finalement, d'un sourire satisfait, me remit l'objet convoité:

-C'est un CALIBER noir; il est le troisième sur votre gauche en sortant d'ici. N'oubliez pas que toutes nos autos sont non-fumeurs.

Je pensai qu'il aurait dû dire «non-fumeuses», je me demandai pourquoi il s'était autorisé le genre masculin alors qu'il s'agissait d'une auto et non pas d'un camion, je supposai qu'il avait pensé à un char plutôt qu'à une auto, pour décider aussitôt qu'il me fallait mettre un terme à cette analyse grammaticale peu exaltante et peu gratifiante. Tout ce que je sus répondre, ce fut:
-C'est un DODGE, ça?
-Oui, monsieur.

Je le remerciai machinalement en lui souhaitant un bel après-midi et m'activai en direction du stationnement à la recherche d'une DODGE CALIBER. Je la trouvai tout de suite et y embarquai sur la banquette arrière mallette noire et valise grise. Le moteur en marche, je pris la route de Campbellton, pensant être en paix avec moi-même... Cette fausse quiétude ne dura que quelques instants, car la plus banale des questions se mit à hanter mon intellect:
-Comment avais-je pu répondre C'EST UN DODGE, ÇA?

Il te faut savoir, Gibus, et je le sais encore plus moi-même, que les autos n'ont jamais suscité mon intérêt. Je n'ai jamais lu les chroniques automobiles. Au contraire de plusieurs de mes connaissances, je n'ai jamais su retenir le nombre de pistons, le nombre de chevaux-vapeur, les cylindrées, leur consommation en essence, et encore moins les noms et sobriquets des nombreux modèles des divers constructeurs. Certes, je n'avais jamais oublié la Ford Meteor de Mutt, sa Ford Galaxie, ma première Datsun orange-brûlée, ma Plymouth Voyager et ma Hyundai Sante Fe, j'en conviens aisément. Mais... Dès lors, comment avais-je pu suggérer le mot DODGE? Et CALIBER, du jamais entendu auparavant! Pourquoi avais-je pu relier soudainement ces deux mots? Comment avais-je pu retenir que la compagnie Dodge possédait une CALIBER dans son écurie? Et par quelle astuce Dodge avait-elle pu affubler cette auto trop noire au museau trop gros du vocable CALIBER, du nom de l'unité de mesure d'un cylindre quelconque?
Le chemin Bathurst-Campbellton fait bien une centaine de kilomètres. Ils ne me suffirent pas à trouver une explication valable et malgré des dizaines de tentatives de recoupements mon cerveau ne put se libérer lui-même de sa hantise.

UN DODGE CALIBER

Delhorno