1950. Collège Saint-Edouard, Port-Alfred. Je commence ma première année et c'est «L'Année Sainte». L'école fait imprimer un album commémoratif. Tous les élèves y sont photographiés, dont Grégoire et son frère Martin, lesquels, si je ne m'abuse, furent des premières cohortes baieriveraines à terminer au Collège St-Edouard la première partie du vieux cours classique (latin, grec, littérature française, etc). J'ai réussi à conserver cet album plus de cinquante ans et maintenant, je ne le trouve plus.
1960-1965, Petit Séminaire de Chicoutimi. J'y termine mon Cours Classique. Grégoire n'y est plus, mais je sais qu'il existe. Mutt travaille aux machines à papier de la Consol avec Alphonse Tremblay, le père de Lise, qui deviendra l'épouse de Grégoire et la mère de ses deux filles. Grégoire est étudiant en Médecine et entend devenir psychiatre.
1971. Je suis interne à l'Hôtel-Dieu St-Vallier. Ce soir-là, alors que je suis de garde, on m'appelle à Ste-Thérèse, l'étage des malades de l'humeur. Il y a cette patiente d'un psychiatre fraîchement arrivé -un dénommé Grégoire Bouchard- qui vient tout juste d'être hospitalisée. Syndrome émotionnel évident, mais aussi cette main qui plie et se recroqueville quand l'infirmière prend la tension artérielle. C'est un signe de Trousseau! La calcémie est ultra-basse! J'aurai cette chance inouïe et rarissime de pouvoir observer -ce sera la seule fois en quarante années de pratique médicale- un syndrome psychiatrique causé par une hypoparathyroïdie secondaire. Cette Almatoise avait subi une thyroïdectomie totale -que tous avaient oubliée!- quarante années plus tôt et ses quatre parathyroïdes avaient été enlevées par mégarde! Elle quittera St-Vallier quelques semaines plus tard avec le sourire, libérée de son joug.
C'est le lendemain midi que Grégoire entrera pour de bon dans ma vie professionnelle. Tous mes camarades d'internat sont attablés dans la cafétéria de l'hôpital. Ma trouvaille a fait le tour de ce petit monde et -je l'écris en passant- je goûterai à la jalousie de quelques-uns de mes bons amis qui tenteront de la discréditer. Grégoire m'aperçoit de loin, s'en vient à ma rencontre et, s'accompagnant d'une chaleureuse tape dans mon dos, lance à la cantonade:
-Belle job, mon Dufour!
Bon Dieu que ça m'a fait du bien. Car ce sera l'une des rarissimes tapes dans le dos qu'on me donnera en dix ans d'entraînement dans les hôpitaux. Quelle magnanimité! Quelle noblesse! Quelle chaleur!
Grégoire et moi deviendrons amis, jusqu'à ce qu'il traverse le Saguenay pour aller pratiquer à Roland-Saucier, à Chicoutimi-Nord, et je ne le reverrai à peu près plus. Au cours de ces quelques années passées à Saint-Vallier -qui n'existeront plus jamais-, je rencontrerais Grégoire et quelques autres au salon des médecins de l'Hotel-Dieu St-Vallier. Il y brillerait de tous ses feux! Tirades à l'emporte-pièce, réparties toujours à propos, beau sens de l'humour, sourire engageant.
Voilà, Gibus. J'avais pensé rendre à Grégoire cette tape dans le dos de 1971, un jour qu'il serait approprié. Il aura fait partie des roseaux-pensants que j'ai aimés.
Delhorno